Avant d’expliquer le processus de tokenisation et ses diverses applications dans le monde du business, il est nécessaire de rappeler la définition d’un token. Ce mot anglais signifie jeton. A l’instar d’une pièce pour un lavomatic ou d’un jeton pour une salle d’arcade, un token n’a pas de valeur lorsqu’il est sorti du système dans lequel il est utilisé.
Si nous reprenons l’exemple de la salle d’arcade, un enfant peut échanger de la monnaie réelle contre quelques pièces spéciales qu’il ne pourra utiliser que dans la salle d’arcade. Ces pièces ne pourront pas lui permettre d’acheter du pain ou des services. Autrement dit, en dehors de leur utilisation dans la salle d’arcade, ces jetons n’ont aucune valeur.
Une des principales caractéristiques du token est que son créateur peut lui donner n’importe quelle signification et lui affecter les usages qu’il souhaite. Il appartient au créateur du token de définir son utilité. Il peut par exemple créer un token qui permettra à son détenteur de voter dans un projet ou un token donnant un droit d’accès à des dividendes. A l’instar des jeux vidéo ou des points de fidélité, le token peut également donner accès à tout un ensemble de services.
Ainsi un token n’a pas de valeur en soi. Sa valeur intrinsèque n’est définie que par sa définition initiale et son utilisation future dans le business mis en place.
En sécurité informatique, le processus de « tokenization » permet de remplacer une donnée importante par un élément équivalent qui n’a aucune valeur ou qui peut être détruit une fois qu’il est sorti du système. Ce processus peut notamment être utilisé dans le milieu bancaire, afin de lutter contre les piratages lors de paiement sans contact ou sur internet (entre autres). En effet, il existe de nombreuses techniques cybercriminelles qui peuvent récupérer les données bancaires (nom et prénom du porteur, numéro de carte, date d’expiration et cryptogramme de sécurité) lors d’un paiement sans contact ou sur Internet. Pour lutter contre cette cybercriminalité, la tokenisation permet d’utiliser des données bancaires de manière unique, qui seront détruites une fois le paiement fait. Seule la banque du porteur de la carte détient les vraies données du porteur.
Le processus de « tokenization » dans cet article est différent de celui de la sécurité informatique. Il s’agit plus simplement d’étudier comment introduire des tokens dans un business et quelles en sont les conséquences juridiques. Comme cela a été expliqué plus haut, il existe autant de tokens que d’utilisations possibles. Tokenizer un business n’a pas à proprement parler de sens, tant que le propriétaire de ce business n’a pas identifié ses besoins.
Quels tokens pour quelle utilisation ?
La tokenization reste un processus de business, c’est-à-dire une modification des services et des produits vendus ou de l’organisation du travail de l’entreprise. Elle concerne chaque équipe de l’entreprise, du marketing au juridique, en passant par la technique. Le type de token qui sera alors mis en place dépend uniquement de l’objectif business à attendre. Par exemple, un token peut être utilisé :
- à des fins promotionnelles : le token sera un coupon de réduction ;
- afin de fidéliser le client : le token sera une carte fidélité, des bons d’achat ;
- pour profiter d’avantages fiscaux : le token sera un chèque déjeuner, un chèque emploi service universel (CESU) ;
- pour capitaliser la trésorerie présente : le token sera une carte cadeau, des jetons à consommer ;
- pour financer votre coût d’infrastructure par la dématérialisation digitale : le token prendra la forme d’une cryptomonnaie ;
- pour vendre plus d’articles : le token sera une offre promotionnelle ;
- pour du financement participatif : le token sera une inscription de votre identité et du montant de votre participation dans un registre ;
- gérer des relations contractuelles : le token sera un contrat dématérialisé ;
- pour du financement de type ICO : le token sera un jeton et sera distribué dans le cadre d’une offre au public de jetons, qui reste à l’heure actuelle, hors de tout champ réglementaire ;
- Une fois que le token est défini, il est nécessaire de respecter les caractéristiques techniques, qui le définissent, qu’elles soient juridiques ou technologiques. Par exemple, il serait impossible d’éditer des coupons de réduction sans mentionner la valeur de réduction sur le coupon, voire sa date d’expiration et sa zone géographique d’application.
Il est important de préciser que la création d’un token n’est pas conditionnée à l’existence d’une blockchain.
A titre d’illustration, nous proposons ci-dessous une matrice permettant de distinguer les aspects fonctionnels de différents types de tokens.
Une fois que l’entreprise a déterminé les différentes utilisations associées à son token, elle pourra faire appel à des ingénieurs, à des avocats, à des prestataires spécialisés qui l’accompagneront dans la mise en place de son service.
Afin de comprendre toutes les possibilités qu’offre la tokenization et permettre au détenteur d’un business de prendre conscience de leur liberté dans le choix de la création d’un token, nous allons détailler plusieurs exemples où les tokens sont utilisés.
Les Initial Coin Offering
Les ICO sont une conséquence prévisible de la création et du développement des cryptomonnaies. Les levées de fonds étant un domaine très encadré juridiquement, au vu des risques qu’elles présentent pour les investisseurs, il n’est pas étonnant que des utilisateurs de cryptomonnaies aient créé une alternative, sans aucune régulation et avec plus de liberté.
Les ICO pourraient ainsi être comparées à des levées de fonds en cryptomonnaie, permettant à leur créateur de financer un projet en début de développement. La première étape d’une ICO est d’établir des White Papers ou livres blancs, des documents regroupant les informations sur le produit ou le service que l’ICO cherche à développer, les objectifs du projet, son fonctionnement technique etc. L’objectif de ces White Papers est d’obtenir la confiance des investisseurs pour qu’ils participent au financement du projet grâce à leur portefeuille de cryptomonnaies, à l’instar du crowdfunding.
Ce phénomène est le début d’un processus global de démocratisation de la finance.
La deuxième étape est la création d’un token que les investisseurs vont pouvoir acheter contre de la cryptomonnaie. Ce token peut notamment leur donner accès à une partie ou à la totalité du produit ou du service qu’offre l’ICO. Ce token ne peut être utilisé que dans le cadre du projet de l’ICO et n’aura aucune valeur dans le monde réel ou dans d’autres ICO, telle que la pièce spéciale dans une salle d’arcade. Une fois propriétaire de tokens, les investisseurs peuvent spéculer sur la valeur du token en se les échangeant contre de la cryptomonnaie. Cette spéculation dépend entre autre des probabilités de réussite du projet, de son avancement etc.
La troisième et dernière étape est la réalisation du projet de l’ICO avec la mise en place d’un produit ou d’un service. Les investisseurs pourront utiliser leur token acquis pendant la phase de levée de fonds. Ceux qui n’ont pas investi pourront acheter des tokens en échange de cryptomonnaie pour accéder à ces services.
A titre d’exemple, une équipe aimerait créer un système de stockage dématérialisé, à l’instar de Dropbox, mais elle n’a aucun apport financier. Elle va écrire un white paper pour expliquer son projet et démarcher des investisseurs. Ceux-ci, s’ils sont intéressés, vont investir de la cryptomonnaie et recevoir en échange des tokens. Les créateurs du projet vont pouvoir utiliser cette cryptomonnaie et l’échanger contre de la monnaie réelle pour payer les charges nécessaires à la création du système (location de bureau, salaires etc.). Une fois le projet fini, les investisseurs pourront se servir des tokens acquis pour acheter de l’espace de stockage sur la plateforme ou pour louer leur propre espace de stockage.
Si les ICO semblent être une révolution dans le domaine des affaires, il est nécessaire de rappeler qu’il n’existe à ce jour aucune régulation, aucune protection juridique pour les investisseurs. Les créateurs d’une ICO peuvent très bien empocher les cryptomonnaies investies et disparaître dans la nature, laissant les investisseurs avec des tokens sans aucune utilité et donc sans aucune valeur. De même, une ICO est soumise aux aléas des cours de cryptomonnaies qui sont pour la plupart variables et peuvent être entièrement dévalués d’un jour à l’autre.
Si les ICO font beaucoup parler d’elles, il est néanmoins nécessaire de rappeler qu’à ce jour, aucune ICO n’a donné lieu à la création d’un produit ou d’un service réel, alors que plus de 20 milliards de dollars ont été levés à travers le monde depuis le début de l’année 2018.
Les tokens comme points de fidélité
Les points de fidélité, comme les Miles dans le milieu aérien, sont des tokens. Ils permettent bien à leurs utilisateurs d’accéder à un service (exemple : réduction sur des billets d’avions) et sont limités dans leur utilisation.
Ils sont particulièrement utilisés pour gagner la fidélité des consommateurs ayant fait un premier achat. En recevant une récompense pour son achat, le consommateur est incité à continuer de faire des affaires sur la même plateforme, afin de gagner encore plus de tokens.
C’était l’objectif d’Amazon Coin, créé par la société Amazon en 2013. Ces jetons permettaient aux utilisateurs des tablettes Kindle Fire d’acheter des applications ou des jeux sur l’Appstore d’Amazon avec une réduction sur leurs achats. Ces jetons n’ont pas forcément été une réussite pour Amazon car leurs utilisations étaient strictement limitées à l’Appstore d’Amazon et ne pouvaient donner accès à tous les autres biens et services vendus par la société. Ces jetons ne pouvaient pas non plus être échangés entre utilisateurs.
Une entreprise peut donc créer des tokens pour encourager les consommateurs à revenir sur sa plateforme.
Les tokens et les actions de société
Dans le domaine des sociétés de capitaux, une action est un titre de propriété qui permet à son détenteur d’acquérir certains droits. Toutes les actions ne donnent pas accès aux mêmes droits. Certaines actions permettent à leur détenteur d’obtenir un dividende en priorité par rapport aux autres actionnaires mais ne donnent pas accès au droit de vote, d’autres actions permettent d’obtenir un droit de vote plus important que les autres etc. L’intérêt de ces différentes actions est de pouvoir satisfaire les besoins différents de tous les actionnaires : les investisseurs ponctuels, les fondateurs de la société etc.
Il semble parfaitement envisageable, d’un point de vue pratique, pour une société de créer des tokens, donnant accès à différents droits, à l’instar des actions mais sans être soumis au régime juridique en vigueur. Ainsi, un investisseur pourrait échanger de la cryptomonnaie contre un token lui donnant accès à une partie du dividende ou à des droits de vote aux décisions de la société.
L’utilisation de tokens pourrait également être envisagée corrélativement avec la création d’un smart contract. Le smart contract pourra automatiquement verser à chaque détenteur de tokens la part de dividende correspondante à la fin d’un exercice comptable.
Cependant, dans la situation où le token correspondrait exactement à une action, l’utilisation du token ne saurait éviter la réglementation en vigueur. Dès lors, il est important de statuer immédiatement au moment de la définition du business, si les tokens proposés ou vendus sont des valeurs mobilières ou non. Si les tokens sont des actions, leurs ventes semblent inévitablement soumises aux réglementations liées à la mise à disposition d’actions par une entreprise. D’ailleurs, le terme de security token est maintenant utilisé afin de désigner un « jeton représentant un bien mobilier » par la Security and Exchange Comission (SEC), qui sera donc soumis aux réglementations fiscales et légales.
Pour le moment, l’absence totale de régulation juridique pourrait amener à certaines dérives déjà expliquées dans le paragraphe relatif aux ICO. Les investisseurs ne seront aucunement protégés en cas de problème.
Les conséquences juridiques de la tokenization
La tokenization permet donc à n’importe quel détenteur d’un business de créer un jeton ayant une utilité définie dans un certain système. Les conséquences juridiques sont difficilement appréhendables, tant les utilisations peuvent être nombreuses. Un token permettant d’accéder à un droit de vote dans une société ne saurait être régi de la même façon qu’un token créé pour servir de point de fidélité, leurs utilisations étant complètement différentes.
Néanmoins, certaines règles juridiques ont déjà été établies, en particulier dans le domaine de la fiscalité. Le Conseil d’Etat a déjà défini quelques règles concernant les cryptomonnaies, qui pourraient s’appliquer aux tokens.
Un investisseur occasionnel sera imposé selon les règles qui s’appliquent aux bénéfices non commerciaux alors qu’un investisseur actif sera soumis au régime des bénéfices industriels et commerciaux. Les profits réalisés par la vente de tokens pourraient également être soumis au régime des plus-values de cession de biens mobiliers, avec une taxation forfaitaire de 19% s’ajoutant à une taxation des prélèvements sociaux à 17,2%.
Un flou juridique existe sur la notion d’investisseur occasionnel ou actif, selon le nombre de tokens vendus par l’investisseur, les conditions d’achat, les délais entre l’achat et la revente, etc. Il ne fait aucun doute que la jurisprudence dans ce domaine se créera au cas par cas.
Le droit doit donc s’adapter à toutes les utilisations qui peuvent être faites d’un token afin de créer un cadre juridique complet. Cette création sera sûrement lente et se fera au fur et à mesure des problèmes découlant de l’utilisation de ces jetons.
Ecrit par le Cabinet Bruzzo Dubucq en collaboration avec LOLA ZUCCHELLI.