Commentaire de l’arrêt du 19 juin 2024, n°22-81.808
Les banques sont naturellement au cœur des flux financiers internationaux et le développement important des transactions en cryptoactifs ne retire pas aux établissements de crédit leur rôle de premier plan dans les échanges financiers transfrontaliers. En la matière, toute transaction financière peut faire émerger un doute sur la licéité de l’origine et de la destination des actifs échangés. Afin de lutter contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, le régulateur européen a mis en œuvre, dès le début des années 1990, une série d’obligations pesant sur les acteurs financiers. Ces obligations, qui participent du développement de ce qu’il convient d’appeler compliance, ou conformité, ont principalement une visée préventive : elles promeuvent la détection des comportements anormaux et la communication des organismes financiers avec les autorités compétentes.
L’arrêt du 19 juin 2024 posait, en creux, la question suivante : dans l’hypothèse où les comptes mis à la disposition de ses clients auraient servi à la commission d’une infraction de blanchiment, les mesures de compliance sont-elles suffisantes pour permettre à une banque d’échapper à sa responsabilité ?
La réponse apportée fût l’occasion pour la Chambre criminelle de préciser les éléments permettant de caractériser la participation active de la banque à une opération de blanchiment (I), tout en revenant sur la notion de solidarité dans le paiement des dommages et intérêts (II).
Au préalable, quelques éléments de contexte méritent d’être évoqués. Un groupe de sociétés exerçait une activité de conseil en investissement. Les flux bancaires de la société témoignaient de la réalisation d’un montage pyramidal (mouvements rapides et conséquents des fonds sans justification, nombreux virements internationaux, notamment vers Hong Kong ou en Indonésie). Le rôle de la banque a été, en l’espèce, relativement traditionnel : mise à disposition d’un compte bancaire et autorisation de virements vers l’étranger. C’est pourtant sur ce point que le comportement de la banque fût incriminé.
L’implication de la banque dans l’opération de blanchiment
Les faits reprochés à la banque étaient simples, à ceci près d’original que la source de sa responsabilité trouvait son origine dans un manquement à ses obligations en matière de LCB/FT. La banque, qui mettait à disposition de l’auteur un compte bancaire et autorisait des virements internationaux, aurait dû détecter le blanchiment en cours ou plutôt, ainsi que le souligne la Cour de cassation « ne pouvait ignorer l’origine frauduleuse des fonds ».
Il convient de relever que les juges se fondent sur ensemble d’éléments factuels pour retenir la responsabilité de la banque. L’originalité de la décision tient ici à ce que la banque justifiait avoir réalisé son processus LCB/FT, lequel avait été agréé par l’ACPR, par le biais d’une demande de documents complémentaires. Les magistrats ont néanmoins considéré que, nonobstant ce process, la fourniture d’un compte bancaire et l’exécution des virements caractérisent l’apport d’un concours à une opération de blanchiment. La mise à disposition de ces « éléments » ayant permis la réalisation de l’infraction doit être analysée à l’aune des informations dont disposait l’établissement bancaire quant au fonctionnement « anormal » de ce compte. C’est à ce titre que les juges ont considéré que l’absence de détection de l’anormalité des flux permet de caractériser l’élément moral de l’infraction, c’est-à-dire la volonté d’y prendre part.
La Cour précise également que la volonté de s’associer à la commission de l’infraction résulte de l’absence de déclaration auprès de Tracfin malgré les éléments d’anormalité identifiés.
Cette appréciation, sévère, de l’élément intentionnel suscite différentes remarques :
- Cette décision est un juste rappel que, outre le risque réglementaire, un risque pénal pèse sur la banque. Ce n’est ici que l’illustration de la fréquente cohabitation, en droit financier, de règles pénales et administratives ;
- La banque exerce son activité sous le contrôle de l’ACPR. Cependant, la validité de son processus à l’égard du régulateur ne la protège pas sur le plan pénal et celle-ci ne saura se retrancher derrière l’approbation obtenue. Ici, la Cour impute l’infraction de blanchiment à la banque, et ce alors même que cette dernière a respecté son dispositif LCB/FT, puisqu’elle n’en a pas tiré toutes les conséquences en ne réalisant pas la déclaration de soupçons auprès de TRACFIN. « Double sanction », puisque la Cour de cassation voit en cette abstention la manifestation de la volonté de la banque de s’associer à l’infraction. Même en l’absence d’un pouvoir d’enquête et une interdiction d’immixtion, la banque aurait dû soupçonner une opération de blanchiment du seul fait des virements réguliers en Asie du Sud-Est ;
- La déclaration de soupçon offre une immunité sur le plan pénal en vertu de l’article L. 561-22 du CMF.
Quels enseignements en pratique ? Par-delà le travail de cartographie des risques, le juge invite les responsables « Conformité » à réagir au moindre doute. Nous pourrions même aller jusqu’à considérer que la première formulation de demande complémentaire pourrait, selon les cas, faire naître un soupçon de nature à justifier le recours à une déclaration auprès de Tracfin.
Plus que jamais, les professionnels de la compliance sont amenés à réagir aux risques tout autant qu’à les prévenir.
Nous ne pouvons conclure notre analyse sans relever l’incidence que cette décision pourrait avoir sur les investisseurs (professionnels ou particuliers) français en Asie du Sud-Est et, particulièrement, en Indonésie. Cet arrêt incite les banques, pour se protéger, à réaliser de manière systématique une déclaration de soupçon à Tracfin en présence de flux financiers réguliers vers cette région du globe. Les investisseurs seront ainsi plus que jamais dans le viseur des autorités de contrôle.
Par-delà cet aspect pénal et réglementaire, cet arrêt apporte une précision lourde de conséquences en matière de solidarité entre les individus condamnés.
La solidarité de la banque dans le paiement des dommages et intérêts
La Cour d’appel avait limité la condamnation de la banque à l’indemnisation d’une partie seulement du préjudice subi par les parties civiles en considérant que l’organisme bancaire ne pouvait être tenue solidairement à l’ensemble des sommes versées sur le compte litigieux. Elle avait ainsi réduit la responsabilité de la banque à hauteur de 50 % du montant des dommages et intérêts alloués en tenant compte de la période lors de laquelle cette dernière avait été déclarée coupable de blanchiment.
Cette solution engendre deux types d’interrogations : existe-t-il une solidarité entre les auteurs d’un même délit ? Est-il possible de limiter les effets de cette solidarité ?
Par le truchement d’une cassation partielle, l’arrêt apporte une réponse limpide à chacune de ces questions : la Haute juridiction confirme la solidarité des personnes condamnées à un même délit sur le fondement de l’article 480-1 du Code de procédure pénale. Ce faisant, elle censure les juges du fond qui avaient limité la responsabilité de la banque.
Il résulte de la disposition légale précitée que les individus condamnés pour un même délit ne peuvent limiter les effets de cette solidarité en se prévalant du degré de leur participation à l’infraction ou de la période de commission des faits.
La sanction est lourde de conséquences pour les organismes financiers qui assistent ainsi à l’extension de leur responsabilité pénale et financière en matière de blanchiment d’argent.
Cette décision souligne la nécessité de se saisir de la question afin d’anticiper au mieux toute situation susceptible de générer les conséquences précédemment exposées. Au premier rang des mesures susceptibles de satisfaire cette logique de prévention, il apparaît nécessaire que les établissements bancaires renforcent leurs systèmes de contrôle et leurs points de vigilance pour éviter d’être impliqués, fût-ce « indirectement », dans des opérations de blanchiment auxquelles il leur serait reproché d’avoir apporté leur concours. A ce titre, la réalisation de diligences raisonnables et la déclaration de soupçons en temps opportun deviennent des outils essentiels pour limiter ce risque tant juridique que judiciaire.