Commentaire de l’arrêt Cass., Com., 4 décembre 2024, n°23-17.908
L’exclusivité territoriale est un avantage commercial significatif accordé par une tête de réseau à son distributeur qui s’impose également à tous les autres distributeurs du réseau.
En l’espèce, un franchiseur avait accordé à deux de ses franchisés une exclusivité territoriale leur permettant de bénéficier réciproquement d’un monopole d’exploitation de l’enseigne sur leurs territoires. En dépit de cette clause, l’un d’eux a unilatéralement décidé d’accomplir plusieurs opérations de prospection commerciale active sur le territoire exclusif de l’autre.
Saisie du litige, la Cour d’appel d’Aix-en-Provence a jugé que le démarchage effectué par le franchisé sur le territoire de son concurrent ne constituait pas un acte de concurrence déloyale dans la mesure où il ne s’agissait pas d’ « actes de démarchage répété, ciblé et individuel à destination spécifique de la clientèle [du franchisé situé sur le territoire concerné] ».
Dans son arrêt du 4 décembre 2024, la Cour de cassation casse l’arrêt rendu par la juridiction aixoise et retient que la prospection, par un franchisé, d’une clientèle située sur le territoire exclusif d’un autre franchisé constitue, à l’égard de ce dernier, un acte de concurrence déloyale.
Par cet arrêt, la Cour de cassation donne de précieuses informations sur la portée des exclusivités territoriales consenties par les têtes de réseaux à leurs distributeurs, et rappelle que celles-ci s’imposent à l’ensemble des membres du réseau. En sanctionnant, sur le fondement du droit de la concurrence déloyale, le démarchage proactif effectué par un franchisé en violation du maillage territorial dessiné par le franchiseur, la Cour de cassation (re)fait état de l’étroite frontière existante entre manquement contractuel et faute délictuelle et donne également l’occasion de rappeler l’importante distinction existant, en droit de la distribution, entre les notions de « ventes actives » et « ventes passives ».
Une prospection en dehors du territoire exclusif : un manquement contractuel caractérisant une faute au sens du droit de la concurrence déloyale.
Le fait pour le franchisé d’avoir activement prospecté en dehors de son territoire exclusif constitue, avant tout, une violation du contrat le liant au franchiseur.
En effet, le contrat de franchise traite généralement la question de la zone d’intervention du franchisé par une clause l’autorisant à exploiter son activité sur un territoire et dans un point de vente définis. Tel était le cas en l’espèce puisque le franchisé était « agréé par le franchiseur comme membre de son réseau pour l’exploitation d’une unité de vente située à […] et pour la zone territoriale définie [en annexe] »[1].
Ainsi le franchiseur, en tant que police du réseau, aurait légitimement pu (dû ?) reprocher un tel démarchage à son distributeur, constitutif d’un manquement contractuel au contrat de franchise les liant.
Mais, à cette inexécution contractuelle s’ajoute une donnée supplémentaire : le franchisé est intervenu sur le territoire exclusif d’un autre membre du réseau, causant alors un préjudice à ce dernier.
Ainsi, dans la droite lignée de la jurisprudence Bootshop[2] – qui permet au tiers à un contrat d’invoquer le manquement contractuel d’un contractant pour fonder l’action en responsabilité civile délictuelle intentée à son encontre – le franchisé lésé pouvait légitimement se servir de l’inexécution contractuelle imputable à son concurrent pour fonder l’action en concurrence déloyale intentée à son encontre.
Tel semble être le raisonnement de la Cour de cassation qui, dans cet arrêt, retient la qualification d’acte de concurrence déloyale sans même que soit rapportée la preuve d’une déloyauté intrinsèque de l’acte de concurrence en tant que tel. En effet, les juges considèrent que la violation de la clause d’exclusivité territoriale est suffisante, à elle seule, pour démontrer la déloyauté du franchisé.
Le rappel de la distinction entre « ventes actives » et « ventes passives » au sein d’un réseau organisé.
Dans cet arrêt, la Cour de cassation retient le comportement proactif du franchisé (distribution de prospectus à l’attention d’une clientèle située hors de son territoire) pour retenir sa déloyauté.
Cette position semble s’inscrire dans la lignée du Règlement UE n°2022/720 du 10 mai 2022 autorisant, dans les réseaux de distribution organisés, les restrictions des ventes actives mais prohibant fermement les restrictions des ventes dites passives.
Pour rappel, les ventes actives sont celles réalisées par un opérateur économique à la suite d’une action volontaire de sa part pour inciter l’achat du client (soit, par exemple, une vente réalisée à la suite d’un démarchage). À contrario, les ventes passives sont celles qui sont conclues, sans sollicitation ni ciblage effectué par l’opérateur économique, à la suite des démarches effectuées directement par le client.
En retenant précisément le comportement proactif du franchisé pour caractériser un acte de concurrence déloyale, la Cour de cassation vient sanctionner le distributeur qui tente d’effectuer des ventes actives auprès d’une clientèle située sur le territoire d’un autre membre du réseau. Mais, la solution aurait vraisemblablement été toute autre si le franchisé avait répondu à une sollicitation formulée par la clientèle située sur le territoire de son concurrent et qui, d’elle-même, s’était rendue dans son point de vente sans démarchage préalable.
Le franchiseur, garant du respect des exclusivités territoriales de son réseau.
Si, dans cet arrêt, le franchisé a choisi d’intenter uniquement une action en concurrence déloyale contre son concurrent, la responsabilité contractuelle du franchiseur aurait également pu être engagée pour manquement à son obligation de garantir l’exclusivité territoriale consentie à son distributeur.
En effet, la clause d’exclusivité territoriale interdit au franchiseur d’implanter, sur le territoire réservé à un franchisé, un autre point de vente exploité en succursale ou confié à un autre franchisé. Mais elle lui impose aussi de veiller au respect effectif de ce maillage territorial par l’ensemble des membres de son réseau.
Par conséquent, si le contrat n’anticipe pas une telle hypothèse, le franchiseur pourrait alors se voir reprocher le démarchage actif effectué par un de ses franchisés dans la mesure où il lui appartient, en sa qualité de police du réseau, de s’assurer que chaque franchisé respecte les limites de son territoire exclusif.
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En conclusion, cette décision rappelle notamment aux franchiseurs l’importance de bien encadrer les clauses d’exclusivité territoriale et d’intégrer des mécanismes permettant d’en assurer le respect par l’ensemble des membres du réseau. À défaut, les têtes de réseaux s’exposent à des risques de désorganisation qui pourraient avoir des conséquences significatives sur leurs activités.
[1] CA Aix-en-Provence, ch. 3 1, 11 mai 2023 (n° 22/06371)
[2] Cour de cassation, Assemblée plénière, 6 octobre 2006 (n°05-13.255)