Alors que l’épidémie de COVID-19 semble avoir atteint son paroxysme, les actions en justice l’ayant pour objet n’en sont qu’à leurs balbutiements. En témoigne l’ordonnance de référé rendue par le Tribunal de commerce de Paris le 12 mai 2020 (RG n° 2020017022).
En l’espèce, le dirigeant de la SAS Maison Rostang, un célèbre restaurant parisien, contestait le refus de son assureur, AXA France IARD, d’indemniser les pertes d’exploitation subies au titre de la fermeture de l’établissement en temps d’épidémie. L’objet de la demande était le versement, sous astreinte, d’une provision permettant d’indemniser les pertes d’exploitation, un expert étant chargé d’estimer le montant de ladite provision. Sur ce point, la Maison Rostang obtint gain de cause au terme d’une décision qu’il convient de commenter. Plusieurs éléments méritent d’être analysés.
À titre liminaire, notons qu’il s’agit d’une décision du juge des référés qui, en droit français, est le juge de l’évidence, du manifeste et, surtout, du provisoire. C’est dire que la décision rendue le 12 mai pourra non seulement être contestée en appel, mais encore que le juge du fond, statuant sur l’entier litige, ne sera pas lié par l’ordonnance rendue par le juge des référés. Il pourrait s’appuyer dessus ou, au contraire, s’en départir.
Cette réserve étant faite, étudions dans quelle mesure la Maison Rostang a obtenu gain de cause.
Le succès de ses demandes était conditionné à plusieurs éléments dont la demanderesse devait apporter la preuve.
D’abord, l’urgence. Le référé d’heure à heure – procédure spécifique employée ici – étant la procédure de l’extrême urgence, il convenait bien sûr de caractériser les circonstances permettant de la qualifier. Sur ce point, les juges parisiens ne relevèrent aucune carence probatoire. La Maison Rostang, au dire de son expert-comptable, était dans une situation financière critique et subissait un déficit de trésorerie en hausse constante à raison de la cessation de l’activité. Plus contestable était l’argument en défense soulevé par l’assureur : selon lui, la fortune personnelle du dirigeant, M. Manigold, aurait permis à la société de faire face à cette situation exceptionnelle. L’argument est naturellement balayé par le juge des référés, en raison de ce principe bien connu du droit des sociétés qui est celui de l’autonomie de la personne morale par rapport à ses membres, associés ou dirigeants. Quand il s’agit d’apprécier les obligations ou les difficultés d’une société, seul le patrimoine de celle-ci doit entrer en ligne de compte ; à défaut, ce serait nier l’écran que forme la personnalité juridique devant ses membres.
Ensuite, l’existence d’une contestation sérieuse. Le nouvel article 872 du Code de procédure civile, successeur de l’ancien article 809 du même code, dispose que « dans tous les cas d’urgence, le président du tribunal de commerce peut, dans les limites de la compétence du tribunal, ordonner en référé toutes les mesures qui ne se heurtent à aucune contestation sérieuse ou que justifie l’existence d’un différend ». Cette formule fait écho à ce que nous indiquions à titre liminaire : le juge des référés n’étant pas le juge du fond, il ne lui appartient que de juger de l’évidence, du non contestable. Ainsi que le juge la Cour de cassation, « dès lors que le principe même de l’obligation n’est pas sérieusement contestable, une provision peut être allouée, même si le montant de l’obligation est encore sujet à controverse » (Com., 11 mars 2014, n° 13-13.304). Mais, précisément, l’obligation d’indemnisation de l’assureur était-elle en l’espèce sujette à controverse ?
De façon prévisible, l’assureur plaidait la positive. Selon lui, le risque pandémique était juridiquement et économiquement inassurable. Nous n’avons pas accès aux écritures de l’assureur, mais il nous sera permis de faire la double observation suivante. En premier lieu, l’irrationalité économique de l’assurance d’un certain type de risque n’a jamais constitué obstacle à l’assurabilité de celui-ci. Certains risques sont effectivement très lourds à assumer pour les assureurs, mais il existe des organismes de réassurance permettant justement d’y faire face. L’argument économique ne porte donc pas.
En second lieu, le risque pandémique est-il juridiquement inassurable ? Là encore, il était difficile de soutenir cet argument, car la seule exigence posée sur ce point par le droit des assurances est le caractère aléatoire du risque assuré. Or, quoi de plus aléatoire qu’un risque pandémique ? C’est d’ailleurs ce caractère aléatoire qui a rendu si hasardeuse la gestion de l’épidémie par les pouvoirs publics.
Le juge des référés balaie donc l’argument invoqué en défense par l’assureur. Il le fait néanmoins dans des termes qui ne sont pas exempts de vices. Le juge relève que l’assureur n’invoque aucune disposition légale d’ordre public mentionnant le caractère inassurable d’une conséquence d’une pandémie. Sur ce point, nous approuvons le juge. Mais celui-ci d’ajouter qu’il « incombait à AXA d’exclure conventionnellement ce risque. Or, ce risque pandémique n’est pas exclu du contrat signé ». La formule est maladroite, qui semble inverser le principe et l’exception. En droit des assurances, la délimitation du risque assuré, c’est-à-dire l’objet du contrat d’assurance, est marquée par un certain volontarisme : il appartient aux parties – assureur et assuré – de délimiter le périmètre de l’assurance. Si un risque n’a pas été inclus dans le contrat, il ne sera pas couvert. Cela n’empêche pas aux parties de stipuler des exclusions de garantie, afin d’écarter tout risque de contestation relative à l’ampleur des risques assurés. Or, en l’espèce, le risque pandémique n’était manifestement pas stipulé dans le contrat d’assurance. Comment le juge a-t-il alors pu faire droit à la demande de la Maison Rostang ? En faisant application de l’article L. 113-1 du Code des assurances, qui formule une exception au principe évoqué précédemment : « les pertes et les dommages occasionnés par des cas fortuits ou causés par la faute de l’assuré sont à la charge de l’assureur, sauf exclusion formelle et limitée contenue dans la police ». Autrement dit, en matière d’assurance de dommages, il appartient à l’assureur d’exclure certains risques causés par un cas fortuit ; s’il ne le fait pas, il devra indemniser l’assuré. À la lecture de la décision, l’on comprend que les pertes d’exploitation relèvent d’un cas fortuit – la pandémie – et qu’ils sont donc assurables et assurés.
Le débat se plaçait en outre sur l’interprétation du contrat d’assurance et plus particulièrement sur une clause prévoyant l’indemnisation de la société en cas de fermeture administrative. La question se posait de savoir si l’interdiction d’accueillir du public résultant de l’arrêté du ministre de la Santé du 14 mars 2020 valait ou non fermeture administrative. L’assureur répondait doublement par la négative. Selon lui, la fermeture administrative devait s’entendre d’une décision du préfet, non d’un ministre et l’arrêté du 14 mars 2020 n’emportait pas, à strictement parler, fermeture de l’entreprise, mais simple interdiction de recevoir du public. Cette argumentation ne convint pas le juge des référés. Il est vrai, d’abord, qu’en l’espèce l’autorité administrative à l’origine de la fermeture administrative n’était pas précisée dans le contrat. Il fallait donc adopter une englobante : que la décision émane du préfet ou du ministre, elle aboutissait au même résultat. Ensuite et au terme d’une sorte d’approche par ses effets, l’interdiction d’accueillir du public était assimilable, selon les juges, à une fermeture administrative. L’accueil du public, relèvent les juges, est en effet « fondamental pour un restaurant traditionnel ».
C’est en ces termes que la Maison Rostang a obtenu la désignation d’un expert chargé d’évaluer le montant de son préjudice. La décision ici commentée, dont la portée normative est certes limitée, invite néanmoins les professionnels assurés à lire attentivement leur contrat d’assurance et, au besoin, à se faire assister de leur conseil juridique pour envisager toute action adéquate.