Il est communément admis que pour faire des affaires, il faut anticiper, et donc disposer à la fois d’une bonne information et d’en disposer avant les autres. La problématique de l’information privilégiée se pose dès l’origine du commerce, comme le rappelle le fameux problème du « marchand de Rhodes » de Cicéron[1] qui taraudent les juristes sur les liens entre information et volonté ainsi qu’entre justice et morale. Avec l’essor du marché des NFT, cette problématique a trouvé un nouveau terrain d’interrogations.
I. Informations privilégiées et NFT
Le marché du NFT a connu un essor sans précédent ces dernières semaines, suscitant une convoitise chez les personnes travaillant dans ce domaine. Plusieurs individus proches de transactions naissantes se sont, en effet, précipités pour acquérir ou vendre des œuvres en ligne, avant que certaines informations ne soient rendues publiques.
Dès l’automne dernier, la plateforme OpenSea a annoncé[2] qu’un de ses employés avait utilisé des informations importantes pour s’enrichir. En effet, le chef de produit avait personnellement investi dans des NFT devant faire l’objet d’une publicité sur la page d’accueil de la plateforme, ce qui allait de fait accroitre leur prix. Les profits réalisés par celui-ci se sont ainsi élevés en quelques mois à 68.000 dollars soit une plus-value globale de près de 200 %.
Mais loin d’être un cas isolé, plusieurs faits similaires ont été révélés sur les réseaux sociaux grâce à la transparence des transactions, intrinsèque à la technologie Blockchain.
Un autre exemple d’informations privilégiées est celui d’Alexandre Arnault, fils de Bernard Arnault, qui en février 2022, a placé, dans le cadre d’enchères à l’aveugle, des offres bien supérieures au taux en vigueur pour plusieurs NFT de la collection HypeBear. Lorsque les identités et les détails de chacun des 10.000 ours ont été révélés, celui-ci avait enchéri sur cinq NFT et obtenu trois des dix plus rares, soit une probabilité d’une chance sur 440.000 que cela arrive[3]. Si l’obtention de toutes informations privilégiées sur l’identité des ours avant la vente a été niée par Alexandre Arnault, une vidéo antérieure de ce dernier avec le fondateur du projet HypeBears laisse planer le doute à cet égard.
L’achat des collections NFT « CryptoPunks » et « Meebits » par la société Yuga Labs, en mars 2022, a également été critiqué en raison d’une manipulation potentielle du marché. Le caractère suspect de l’acquisition s’explique par le fait que 14 adresses Ethereum sans historique d’achat NFT clair aient acheté 159 Meebits au cours de la première semaine de Mars. Quelques jours après, un accord est paru faisant de Yuga Labs la plus grande entité du marché NFT et accroissant de facto le prix des NFT Meebits.
Dernier exemple en date de l’utilisation d’informations privilégiées au travers de la start-up Sorare. Trois jours avant la finale de la Coupe néerlandaise du 17 avril 2022, deux joueurs du club de l’Ajax Amsterdam, Daley Blind et Davy Klaasen, ont vendu la carte Sorare de leur coéquipier André Onana, habituel titulaire, et ont acheté la carte de son remplaçant surprise, Marten Stekelenburg.
En utilisant ces informations inconnues du grand public, que seuls les membres du club possédaient, ceux-ci ont pu tricher sur Sorare et ainsi s’enrichir. Ce détournement de jeu était l’une des craintes soulevées dès l’origine par la presse.
L’ensemble des situations précédemment exposées ont ainsi été assimilées par les utilisateurs de la plateforme, par les observateurs crypto ou même par la presse, à un délit d’initiés.
II. NFT et délit d’initiés
1/ Le droit positif
Selon l’Article L465-1 du Code Monétaire et Financier, constitue un délit d’initiés le fait, en toute connaissance de cause et pour une personne disposant d’une information privilégiée, d’en faire un usage en réalisant, pour elle-même ou pour autrui, soit directement, soit indirectement, une ou plusieurs opérations ou en annulant ou en modifiant un ou plusieurs ordres passés sur l’émetteur ou l’instrument financier concerné par cette information privilégiée. Cette contravention aux bonnes règles du marché boursier constitue une infraction pénale, passible d’une peine d’emprisonnement de 2 ans et d’une amende de 1,5 millions d’euros.
Si, en raison d’une réglementation stricte, le droit boursier interdit cette utilisation d’informations privilégiées, le marché des NFT semble encore rester insensible à ce sujet.
Dans chacune des situations précédemment visées, la logique ayant conduit à l’infraction semble identique au délit d’initiés, peut-on juridiquement l’y assimiler et ainsi faire en sorte que cela débouche sur une sanction ?
La question préliminaire est donc de savoir si les NFT en cause sont effectivement des instruments financiers. En effet, pour qu’un délit d’initiés ait lieu, il doit nécessairement y avoir un tel instrument en jeu. Du fait même de leur nature, les NFT sont difficilement classables car peuvent être liés à une variété d’actifs différents et représentent de nombreux droits et obligations.
Les NFT n’étant, pour leur majorité, donc pas considérés comme des instruments financiers et leur négociation étant en grande partie non réglementée, aucun des acteurs susmentionnés ne devrait pénalement être inquiété. Ces nouvelles situations éthiquement contestables devraient ainsi prochainement pousser les règlementations à évoluer
2/ Les évolutions possibles
En réaction à l’ensemble des « quasi-délits d’initiés » évoqués en amont, de nombreux acteurs du marché des NFT ont d’ores et déjà annoncé changer leur politique pour éviter les dérives de ce néo-marché.
Dès octobre 2021, la plateforme Opensea a réagi en mettant en place une nouvelle politique interne interdisant à ses « membres d’utiliser des informations confidentielles pour acheter ou vendre des NFT, qu’ils soient disponibles sur la plateforme OpenSea ou non ».
Dans le même sens, l’affaire Sorare ayant rapidement été relatée par la presse néerlandaise et internationale, la licorne française a été obligée de réagir et d’annoncer prendre des mesures pour éviter que cette situation ne se reproduise plus[4].
Cette question est l’illustration parfaite de la question de la place des joueurs de football professionnels au sein de Sorare. Si plusieurs joueurs majeurs ont investi dans la société, encore plus de joueurs se sont mis à y jouer. La problématique étant que ceux-ci, au même titre que le staff, disposent d’informations exclusives sur le match à venir comme l’état de forme ou, dans le cas d’espèce, sur la titularisation ou non de certains de leurs coéquipiers.
La start-up française, déjà inquiétée par le UK Gambling Commission, devrait être incitée à modifier son règlement afin de prendre en considération cette nouvelle problématique de l’information privilégiée des joueurs face au grand public.
Au-delà de l’évolution des règlements des acteurs de l’écosystème des NFT, il faudra également attendre d’importantes futures évolutions législatives.
Si la loi est déjà venue interdire les paris sportifs aux joueurs professionnels, il pourrait prochainement être interdit aux joueurs professionnels de participer à ce nouveau jeu afin d’éviter un nouveau procès Karabatic ternissant davantage encore l’image du sport. Si les autorités venaient à reconnaître Sorare comme une plateforme de paris, cette interdiction d’utilisation pour les joueurs deviendrait automatique.
Plus largement, si la loi venait élargir la définition de délit d’initié ou si une nouvelle infraction était créée pour empêcher l’utilisation d’une information privilégiée aux fins d’enrichissement dans le monde des NFT, ces nouvelles problématiques devraient aisément être résolues.
La SEC (Securities and Exchange Commission) ayant récemment suggéré[5] de placer les NFT, du moins une partie d’entre eux, sous son emprise, cela laisse présager davantage d’attention de la part du régulateur européen sur l’écosystème des NFT… et probablement de nouveaux contours à l’utilisation d’informations privilégiées dans ce marché.
[1] CICERON, De officiis, Livre III, XII.
[2] Commitment to the OpenSea community
[3] Estimation Convex Labs
[4] Réaction Twitter de Sorare
[5] Hester Peirce, commissioner au sein de la SEC