13 mars 2025

Réforme des nullités en droit des sociétés

Ordonnance n° 2025-229 du 12 mars 2025

L’ordonnance n° 2025-229 du 12 mars 2025 portant réforme du régime des nullités en droit des sociétés constitue l’aboutissement d’une démarche de rationalisation du cadre juridique applicable aux irrégularités susceptibles d’affecter les sociétés, leurs décisions et leurs actes. Prise en application de l’article 26 de la loi n° 2024-537 du 13 juin 2024 visant à accroître le financement des entreprises et l’attractivité de la France, cette réforme s’inscrit dans une double logique de clarification normative et de sécurisation des opérations sociétaires.

Le dispositif antérieur, issu principalement de la loi du 24 juillet 1966, présentait des insuffisances structurelles largement identifiées par la doctrine et les praticiens. La dualité textuelle entre code civil et code de commerce, l’inadéquation terminologique et l’automaticité des nullités constituaient autant d’obstacles à la prévisibilité juridique. La présente réforme, inspirée des conclusions du rapport du Haut Comité Juridique de la Place Financière de Paris du 27 mars 2020, opère une refonte systémique visant à réconcilier les impératifs de sécurité juridique et d’effectivité du droit applicable.

L’analyse de cette réforme mérite d’être conduite selon quatre axes principaux : la restructuration architecturale des sources normatives, la clarification conceptuelle des nullités, l’encadrement procédural de leur mise en œuvre et, enfin, le traitement spécifique de certaines opérations sociétaires sensibles.

I. La réorganisation des sources normatives du droit des nullités

A. La centralisation du droit commun des nullités au sein du Code civil

Un apport majeur de la réforme réside dans la restitution aux articles 1844-10 et suivants du Code civil de leur vocation de droit commun des nullités sociétaires. L’ordonnance procède à l’abrogation des dispositions générales du Code de commerce (articles L. 235-1 à L. 235-14), mettant fin à une redondance normative source de confusion herméneutique. Cette restructuration permet désormais une présentation hiérarchisée et cohérente des règles applicables.

L’unification textuelle s’accompagne d’une extension du champ d’application du régime des nullités à l’ensemble des formes sociales. Le législateur français, allant au-delà des exigences de la directive européenne 2017/1132 du 14 juin 2017 qui limitait son application aux sociétés anonymes et aux sociétés à responsabilité limitée, généralise le dispositif restrictif à toutes les sociétés, y compris celles à risque illimité et les sociétés civiles. Cette harmonisation témoigne d’une volonté d’uniformisation du traitement des irrégularités au sein de l’ensemble des entités sociétaires, indépendamment de leur forme.

B. La relocalisation de dispositions spéciales au sein du Code de commerce

Si le droit commun est désormais centralisé dans le Code civil, certaines dispositions spéciales demeurent dans le Code de commerce. Ainsi, les règles relatives aux fusions, scissions et modifications du capital social sont maintenues ou relocalisées au sein de leurs sections respectives.

L’article L. 236-2-1 nouvellement créé regroupe les règles relatives à la nullité des opérations de fusion, auparavant dispersées dans différents articles. De même, l’article L. 236-19-1 traite spécifiquement des nullités des opérations de scission. Cette relocalisation s’accompagne d’une clarification des règles applicables, l’ordonnance précisant notamment les conditions de mise en œuvre de ces nullités et les effets qui s’y attachent.

II. La clarification conceptuelle des nullités sociétaires

A. Le renouvellement terminologique : des « actes et délibérations » aux « décisions sociales »

La réforme opère une substitution terminologique fondamentale en remplaçant la notion d’« actes et délibérations », issue de la loi du 24 juillet 1966, par celle de « décisions sociales ». Cette évolution lexicale n’est pas cosmétique mais traduit une volonté de précision matérielle. La notion d’« actes » pouvait en effet être interprétée comme englobant les conventions passées par la société avec les tiers, lesquelles relèvent du droit commun des contrats. De même, le terme « délibération » semblait inadapté aux consultations écrites et aux décisions prises unilatéralement, sans débat collectif préalable.

La notion de « décision sociale » présente l’avantage de circonscrire précisément le domaine des nullités sociétaires aux actes décisionnels internes, à l’exclusion des conventions avec les tiers et des simples avis ou recommandations émis par les instances consultatives. Cette clarification conceptuelle, qui fait écho à certaines évolutions jurisprudentielles, contribue à sécuriser la distinction entre la sphère interne de la société et ses relations avec les tiers.

B. L’abandon du critère de localisation au profit du critère matériel du « droit des sociétés »

L’ordonnance met fin au critère formel de localisation de la règle transgressée, qui subordonnait la nullité à l’appartenance des dispositions impératives au titre IX du livre III du Code civil ou au livre II du Code de commerce. Ce critère, largement critiqué pour son formalisme excessif, avait déjà été écarté par la jurisprudence dans plusieurs affaires notables.

Le nouveau dispositif lui substitue un critère matériel en se référant désormais aux « dispositions impératives de droit des sociétés ». Cette notion, volontairement plus souple et adaptative, permet d’intégrer l’ensemble des règles relatives aux droits et obligations des associés, à l’organisation et au fonctionnement des sociétés, ainsi qu’aux opérations sur le capital, quelle que soit leur localisation dans l’ordonnancement juridique. Cette évolution traduit une approche fonctionnelle des nullités, centrée sur la substance des règles protégées plutôt que sur leur situation formelle.

C. La clarification du statut des statuts : principe général d’exclusion et exceptions

La question de la nullité pour violation des statuts fait l’objet d’une clarification bienvenue. L’ordonnance pose un principe général selon lequel « la violation des statuts ne constitue pas une cause de nullité » (art. 1844-10, al. 4 nouveau du Code civil), tout en réservant la possibilité de dispositions législatives dérogatoires.

En complément de ce principe, un dispositif spécifique est mis en place pour les sociétés par actions simplifiées (SAS). Le nouvel article L. 227-20-1 du Code de commerce autorise les statuts de ces sociétés à prévoir la nullité des décisions sociales prises en violation des règles qu’ils ont établies. Cette innovation, qui tient compte de la nature éminemment contractuelle de la SAS, permet aux associés de renforcer l’effectivité des clauses statutaires en y attachant une sanction maximale. Toutefois, ces nullités statutaires demeurent soumises au régime général des nullités prévu aux articles 1844-10 à 1844-17 du Code civil, ce qui garantit une cohérence d’ensemble du dispositif.

D. L’impact sur l’intérêt social et les considérations environnementales

La réforme supprime l’exception prévue à l’article 1844-10 du Code civil qui excluait expressément toute possibilité d’annulation fondée sur la violation de l’alinéa 2 de l’article 1833 (obligation de prise en considération des enjeux sociaux et environnementaux). Cette suppression, justifiée par la Chancellerie comme corrigeant une « confusion du législateur », suscite néanmoins des interrogations.

Désormais, la violation de l’obligation de prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux pourrait théoriquement constituer une cause de nullité des décisions sociales. Cette évolution s’inscrit dans une tendance plus large d’intégration des considérations extra-financières dans la gouvernance des sociétés. Toutefois, le caractère imprécis de ces notions et leur appréciation nécessairement subjective risquent d’ouvrir la voie à un contentieux accru, comme le soulignait déjà le commentaire initial du projet d’ordonnance.

III. L’encadrement procédural des nullités

A. L’instauration d’un « triple test » jurisprudentiel

L’innovation majeure de la réforme en matière procédurale réside dans l’introduction d’un nouvel article 1844-12-1 au Code civil, qui institutionnalise un « triple test » pour l’appréciation des demandes en nullité. Désormais, la nullité des décisions sociales ne peut être prononcée que si trois conditions cumulatives sont réunies :

  1. Le demandeur doit justifier d’un grief résultant d’une atteinte à l’intérêt protégé par la règle dont la violation est invoquée ;
  2. L’irrégularité doit avoir eu une influence sur le sens de la décision ;
  3. Les conséquences de la nullité pour l’intérêt social ne doivent pas être excessives au regard de l’atteinte à l’intérêt dont la protection est invoquée.

Ce dispositif, qui consacre certaines solutions jurisprudentielles préexistantes, traduit une approche téléologique et proportionnée des nullités. Le juge est désormais expressément invité à mettre en balance la gravité de l’irrégularité invoquée et les conséquences potentiellement déstabilisatrices de l’annulation pour la société. Cette approche concrète et pragmatique, inspirée du contrôle de proportionnalité développé en droit administratif, permet une individualisation du traitement des nullités.

Toutefois, l’ordonnance prend soin d’identifier les cas dans lesquels ce contrôle judiciaire est exclu, préservant ainsi certaines nullités impératives considérées comme fondamentales pour l’ordre juridique.

B. La réduction du délai de prescription et l’aménagement de ses points de départ

Dans une logique de sécurisation juridique, le délai de prescription de droit commun applicable aux actions en nullité est réduit de trois à deux ans. Cette réduction, qui témoigne d’une volonté d’écarter plus rapidement tout risque de remise en cause des décisions sociales, laisse néanmoins un temps raisonnable aux intéressés pour agir en justice.

Des règles spéciales de prescription sont maintenues ou introduites pour certaines opérations spécifiques : six mois pour les fusions et scissions, et trois mois pour les nullités d’augmentations de capital. Pour ces dernières, l’article L. 225-149-4 nouveau du Code de commerce précise également les points de départ de la prescription, qui varient selon que l’augmentation a fait l’objet d’une délégation de pouvoirs ou de compétence :

  1. Lorsque l’augmentation de capital a fait l’objet d’une délégation de pouvoirs ou de compétence au conseil d’administration ou au directoire, l’action en nullité portant sur une décision d’augmentation de capital se prescrit par trois mois à compter de la date de l’assemblée générale au cours de laquelle le rapport sur les conditions définitives de l’opération est porté à la connaissance des actionnaires.
  2. Dans tous les autres cas, l’action en nullité de la décision d’augmentation de capital se prescrit par trois mois à compter de la date à laquelle la décision dont la régularité est contestée a été prise.

C. L’encadrement des effets des nullités

La réforme s’attaque également aux conséquences parfois déstabilisatrices des nullités en introduisant deux dispositifs innovants :

  1. L’article 1844-15-1 nouveau du Code civil limite les « nullités en cascade » en précisant que les irrégularités de désignation ou de composition d’un organe social n’entraînent pas, par elles-mêmes, la nullité des décisions subséquentes.
  2. L’article 1844-15-2 nouveau autorise le juge à différer les effets de la nullité lorsque sa rétroactivité serait de nature à produire des conséquences manifestement excessives pour l’intérêt social. Cette possibilité de modulation temporelle, inspirée de la jurisprudence administrative, confère au juge un pouvoir d’appréciation essentiel pour adapter la sanction aux circonstances de l’espèce.

Ces dispositifs témoignent d’une approche réaliste des nullités, prenant en compte les contraintes pratiques et les impératifs de continuité auxquels sont soumises les sociétés. Ils s’inscrivent dans une évolution plus générale du droit des nullités vers une flexibilité accrue et une meilleure proportionnalité.

IV. Le traitement spécifique de certaines opérations sociétaires

A. Le régime particulier des augmentations de capital

La réforme accorde une attention particulière aux augmentations de capital, opérations particulièrement sensibles en raison de leur impact sur l’équilibre des pouvoirs au sein de l’actionnariat et de la difficulté pratique à revenir sur leurs effets une fois réalisées.

Pour les sociétés cotées, l’article L. 22-10-55-1 nouveau du Code de commerce prévoit une solution radicale : l’action en nullité portant sur une décision d’augmentation de capital n’est plus recevable à compter de la réalisation de l’opération (sauf pour les augmentations réservées visées à l’article L. 225-138). Cette règle, dictée par des considérations pratiques liées à la fongibilité des actions et à la centralisation des transactions, privilégie la sécurité des marchés sur la sanction des irrégularités.

Pour les sociétés non cotées, l’action en nullité demeure possible pendant un délai de trois mois, permettant ainsi de contester les opérations destinées à modifier irrégulièrement l’équilibre actionnarial, tout en limitant la période d’incertitude juridique.

B. Les règles spécifiques aux fusions et scissions

Les dispositions relatives aux nullités des fusions et scissions sont relocalisées et clarifiées au sein des articles L. 236-2-1 et L. 236-19-1 du Code de commerce. Le régime juridique consacre plusieurs principes essentiels :

  1. La nullité d’une fusion ne peut résulter que de la nullité de la délibération de l’une des assemblées ayant décidé l’opération ou du défaut de dépôt de la déclaration de conformité ;
  2. Le juge dispose d’un pouvoir de régularisation, lui permettant d’accorder un délai aux sociétés intéressées pour remédier à l’irrégularité ;
  3. Les obligations nées entre la date de prise d’effet de l’opération et celle de la publication de la décision de nullité sont préservées ;
  4. Une responsabilité solidaire des sociétés ayant participé à l’opération est prévue pour l’exécution de ces obligations.

Ce régime, qui préserve la sécurité juridique des tiers tout en sanctionnant les irrégularités substantielles, illustre l’équilibre recherché par la réforme entre sanction et stabilité des situations juridiques.

***

La réforme du régime des nullités en droit des sociétés apparaît comme un exercice d’équilibre réussi entre les impératifs de sécurité juridique et d’effectivité des normes. L’approche retenue, qui privilégie une appréciation contextualisée et proportionnée des nullités, témoigne d’une conception moderne du droit des sociétés, attentive aux réalités pratiques sans sacrifier les principes fondamentaux.

La consécration du triple test jurisprudentiel, l’encadrement des effets des nullités et la prise en compte de la spécificité de certaines opérations illustrent cette recherche permanente d’équilibre. De même, la clarification terminologique et la réorganisation des sources normatives contribuent à une meilleure lisibilité et prévisibilité du droit applicable.

Certaines interrogations soulevées dans le commentaire initial du projet d’ordonnance demeurent pertinentes face au texte définitif :

  1. L’absence de définition légale de la notion de « décision sociale » pourrait susciter des difficultés d’interprétation, notamment quant à l’inclusion ou non des décisions prises par certains organes collégiaux (comités consultatifs, assemblées d’obligataires).
  2. La suppression de l’exception relative à l’intérêt social élargi aux enjeux sociaux et environnementaux risque d’ouvrir la voie à un contentieux fondé sur des notions dont les contours demeurent imprécis.

La mise en œuvre effective de cette réforme, prévue pour le 1er octobre 2025, permettra d’en mesurer pleinement la portée et d’apprécier la façon dont la jurisprudence s’appropriera les nouveaux outils mis à sa disposition pour arbitrer entre sanction des irrégularités et stabilité des situations juridiques.

Tristan Girard-Gaymard

Tristan Girard-Gaymard

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