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La fondation actionnaire : un oxymore économique ?

Publié le 07/03/2024
5 minutes

Fondation et actionnariat paraissent s’opposer comme les deux pôles d’un aimant. La première serait, de prime abord, le reflet et donc l’image inversée de la seconde. À la fondation une logique de charité ; au second un esprit de cupidité. L’on pourrait s’en tenir à une telle opposition, mais ce serait oublier l’étonnante complémentarité de la fondation et de l’entreprise. Dans certaines circonstances, la création d’une fondation actionnaire est non seulement pertinente, mais encore nécessaire.

C’est probablement ce qui explique pourquoi des entreprises de renom, et multinationales pour certaines, sont détenues par des fondations.

C’est le cas de Rolex, dont le capital est détenu à 100 % par la Fondation Hans Wilsdorf, créée par le fondateur de la marque en 1945. Dès sa création, la fondation a reçu en donation l’ensemble des actions de Rolex, garantissant ainsi son indépendance et sa pérennité. La mission de la fondation est de perpétuer l’œuvre d’Hans Wilsdorf en soutenant des projets d’intérêt général dans les domaines de la santé, de l’éducation, des arts et de la culture, et de la protection de l’environnement. Les ressources de la fondation proviennent des dividendes versés par Rolex. La fondation consacre environ 80 % de ses ressources à des projets d’intérêt général, en France et à l’étranger.

C’est également le cas Pierre Fabre. Créée en 1999 par Pierre Fabre, fondateur du groupe pharmaceutique et dermocosmétique éponyme, la Fondation Pierre Fabre détient environ 86 % des parts de l’entreprise. Cette structure unique permet de financer les missions d’intérêt général de la fondation tout en assurant la pérennité et la stabilité du groupe Pierre Fabre. La Fondation Pierre Fabre est administrée par un conseil d’administration indépendant, composé de personnalités qualifiées et de représentants de la famille Fabre. Les revenus générés par les dividendes des actions détenues dans le groupe Pierre Fabre permettent de financer les projets de la fondation, assurant ainsi une source de financement stable et pérenne. Cette gouvernance indépendante et professionnelle garantit que les décisions prises servent les intérêts à long terme de la fondation et de l’entreprise. Les statuts de la fondation prévoient également des mécanismes de contrôle internes et externes pour assurer la transparence et la responsabilité dans la gestion des fonds.

La fondation actionnaire est donc un concept innovant qui se distingue par sa capacité à concilier engagement philanthropique et contrôle entrepreneurial. Cette structure, inspirée de modèles nordiques et anglo-saxons, permet à une fondation de détenir des parts dans des sociétés commerciales, assurant ainsi une pérennité et une indépendance financières tout en poursuivant des missions d’intérêt général.

Cet article explorera les aspects juridiques de la fondation actionnaire (I), avant d’examiner son utilité (II) dans le contexte français. Nous illustrerons également ces aspects par l’exemple emblématique de la Fondation Pierre Fabre, actionnaire du groupe éponyme.

I. Aspects juridiques de la fondation actionnaire

La fondation actionnaire trouve ses bases juridiques dans les articles 18 à 25-1 de la loi n° 87-571 du 23 juillet 1987 sur le développement du mécénat, modifiée par la loi n° 2003-709 du 1er août 2003 relative au mécénat, aux associations et aux fondations. Cette législation permet aux fondations reconnues d’utilité publique (FRUP) de recevoir et de gérer des actions et des parts sociales. La fondation doit ainsi veiller à ce que la gestion de ces actifs respecte scrupuleusement son objet social, qui est exclusivement philanthropique, éducatif, scientifique, social, humanitaire, sportif, familial, culturel ou concourant à la mise en valeur du patrimoine artistique.

L’article 20 de la loi précise que les fondations peuvent recevoir, à titre gratuit, toute libéralité entre vifs ou testamentaires en pleine propriété, en nue-propriété ou en usufruit.

Les fondations reconnues d’utilité publique bénéficient d’un régime fiscal favorable. En vertu de l’article 200 du Code général des impôts (CGI), les dons effectués en leur faveur ouvrent droit à une réduction d’impôt sur le revenu pour les donateurs, s’élevant à 66 % des sommes versées dans la limite de 20 % du revenu imposable.

De plus, l’article 238 bis du CGI prévoit une réduction d’impôt sur les sociétés pour les entreprises qui font des dons à ces fondations, correspondant à 60 % des sommes versées dans la limite de 0,5 % du chiffre d’affaires. La détention d’actions par une fondation ne remet pas en cause ces avantages fiscaux, à condition que les dividendes perçus soient intégralement affectés à la réalisation des missions d’intérêt général de la fondation. Cette disposition garantit que les fonds générés par les investissements de la fondation soient utilisés conformément à ses objectifs altruistes.

II. Utilité de la fondation actionnaire

La détention de parts sociales permet à la fondation de générer des revenus stables et récurrents, assurant ainsi son indépendance financière et sa pérennité. Contrairement aux dons, qui peuvent fluctuer en fonction de la conjoncture économique et de la générosité des donateurs, les dividendes issus des parts sociales représentent une source de financement prévisible et durable. Cela permet aux fondations de planifier et de financer des projets à long terme, contribuant ainsi à leur mission d’intérêt général de manière plus efficace. Par exemple, la Fondation Bettencourt Schueller, bien que n’étant pas une fondation actionnaire au sens strict, utilise les dividendes issus de ses investissements pour financer ses nombreux projets philanthropiques.

Par ailleurs, en devenant actionnaire majoritaire, une fondation peut stabiliser la gouvernance de l’entreprise, éviter les prises de contrôle hostiles et assurer une gestion à long terme alignée avec des valeurs éthiques et sociales. Cette stabilité est particulièrement importante pour les entreprises familiales ou celles ayant une mission sociale forte, car elle permet de préserver l’identité et les valeurs de l’entreprise au fil du temps. De plus, la présence d’une fondation au capital peut rassurer les autres actionnaires et partenaires sur la continuité de la stratégie et des engagements de l’entreprise. Un exemple concret est la Fondation Carlsberg, qui détient une part significative du groupe Carlsberg, garantissant ainsi la stabilité et l’orientation à long terme de l’entreprise.

Les entreprises détenues par des fondations peuvent en outre bénéficier d’une image renforcée en matière de responsabilité sociale et environnementale, attirant ainsi des clients, des investisseurs et des talents sensibles à ces valeurs. La fondation actionnaire peut également encourager l’entreprise à adopter des pratiques durables et éthiques, en alignant ses objectifs commerciaux avec des impacts positifs sur la société et l’environnement. Ces synergies peuvent se traduire par une amélioration de la performance globale de l’entreprise, tant sur le plan financier que non financier. Par exemple, les entreprises détenues par la Fondation Zena en Italie bénéficient d’une image positive grâce à leurs engagements en matière de développement durable et de responsabilité sociale.

La création et la gestion d’une fondation actionnaire nécessitent une expertise juridique et fiscale avancée. Les fondations doivent composer avec des obligations légales liées à la détention de parts sociales et celles relatives à leur objet d’intérêt général. Cette complexité nécessite un haut degré d’accompagnement pour la conformité de la fondation. De plus, la dualité des missions (commerciale et philanthropique) de la fondation peut parfois générer des tensions ou des conflits d’intérêts, nécessitant une gouvernance rigoureuse et transparente pour garantir l’intégrité de la fondation.

Les autorités de tutelle, notamment le ministère de l’Intérieur, exercent par ailleurs un contrôle sur les fondations reconnues d’utilité publique. Les fondations actionnaires doivent garantir une transparence totale dans la gestion de leurs actifs et la répartition des revenus, ce qui peut impliquer des obligations de reporting plus lourdes. Elles doivent également se soumettre à des audits réguliers et à des contrôles financiers pour assurer que les fonds sont utilisés conformément à leur objet social. Cette exigence de transparence est cruciale pour maintenir la confiance des donateurs, des partenaires et du public.

Les fondations actionnaires doivent constamment veiller à ce que leurs activités commerciales ne compromettent pas leur mission d’intérêt général. Cet équilibre délicat nécessite une gouvernance rigoureuse et une éthique de haut niveau. Les administrateurs de la fondation doivent être vigilants pour éviter toute dérive mercantile qui pourrait nuire à la crédibilité et à la mission de la fondation.

La fondation actionnaire représente à n’en pas douter une innovation juridique et philanthropique majeure, permettant de conjuguer pérennité financière et engagement sociétal. En France, bien que le cadre juridique soit encore en développement, les exemples de fondations comme celle de Pierre Fabre montrent que cette structure peut offrir une alternative viable et efficace pour les entreprises souhaitant allier performance économique et impact social. En offrant des avantages fiscaux attractifs et une stabilité financière accrue, la fondation actionnaire peut devenir un outil privilégié pour les entreprises et les philanthropes souhaitant contribuer de manière durable et significative à l’intérêt général.

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