12 août 2024

Acheter le marché plutôt que de le conquérir : une stratégie dangereuse

Réflexion à partir de la décision rendue aux États-Unis à l’encontre de Google le 5 août 2024.

Le capitalisme est entré dans une nouvelle ère. Fondé sur le mythe de l’homme aux mille mérites – celui du self made man[1] – destructeur et créateur, pour paraphraser la célèbre formule de Schumpeter[2], il change de visage pour faire de l’entrepreneur non plus un faiseur, mais un acheteur.

Ce phénomène est d’apparition récente et déjoue la dynamique de l’innovation telle qu’elle est traditionnellement appréhendée. Selon elle, une entreprise n’existe et ne croit que parce qu’elle innove en fabricant de biens nouveaux ; en mettant au point de nouvelles méthodes de production ; en ouvrant de nouveaux débouchés ; en utilisant de nouvelles matières premières ; ou en adoptant une nouvelle organisation du travail.

Désormais, la croissance de l’entreprise passe par des moyens nouveaux, parfois contraires au standard de la justice économique que l’on nomme « concurrence par les mérites ». Elles sont alors très naturellement saisies par le droit de la concurrence. D’autres sont plus pernicieuses et devraient elles aussi être appréhendées sous un prisme identique.

La concentration d’entreprises : acheter le marché sous le contrôle des autorités de concurrence.

Le capitalisme industriel a cependant très tôt admis une forme indirecte de croissance s’éloignant de ce canevas : la concentration, qui est d’ailleurs une loi fondamentale de la conception marxiste du marché. Comme son nom l’indique, la concentration consiste à concentrer les moyens de production par l’emploi de diverses méthodes de restructuration ou de rapprochement d’entreprises. Mais la concentration d’entreprises consiste aussi à acheter le marché ou plus exactement les parts de marché de la société contrôlée ou absorbée.

Parce que l’opération de concentration est synonyme de concentration du pouvoir économique, elle est susceptible d’un contrôle par les autorités de concurrence (art. L. 430-1 du Code de commerce et Règlement (CE) n° 139/2004 du Conseil du 20 janvier 2004 relatif au contrôle des concentrations entre entreprises). Le contrôle des concentrations a subi un mouvement de flux et de reflux. Dépolitisé au début des années 2000 au profit des autorités de concurrence, adeptes d’un raisonnement plus économique que juridique, il est désormais l’objet d’une attention accrue des États qui souhaite lui donner une vocation davantage régulatrice, dans un contexte de guerre économique et atypique.

Récemment, la question des seuils de contrôle des opérations de concentration a alimenté l’actualité judiciaire.

Le système de seuils au-delà desquels s’impose l’obligation de notification de la concentration aux autorités compétentes, exprimés en chiffre d’affaires, implique que les acquisitions d’entreprises innovantes à haute valeur mais à faible chiffre d’affaires ne franchissant pas les seuils de notification. Ce que la pratique nomme les killer acquisitions peuvent ainsi échapper au contrôle des concentrations alors même qu’elles pourraient avoir de graves conséquences sur la concurrence.

C’est la raison pour laquelle le 11 septembre 2020, la Commission a annoncé que les autorités nationales de concurrence pourront lui transmettre pour examen, sur le fondement de l’article 22 du Règlement de 2004 précité, des opérations sensibles, qui n’atteignent ni les seuils européens ni les seuils nationaux.

Une autre réponse au problème des killer acquisitions suppose l’application des règles relatives aux abus de position dominante. Notons à cet égard que la Cour de justice a jugé, dans l’affaire Towercast, que « [l]’article 21, paragraphe 1, du règlement (CE) n° 139/2004 du Conseil, du 20 janvier 2004, relatif au contrôle des concentrations entre entreprises, doit être interprété en ce sens qu’[…] il ne s’oppose pas à ce qu’une opération de concentration d’entreprises, dépourvue de dimension communautaire, au sens de l’article 1er de ce règlement, située en dessous des seuils de contrôle ex ante obligatoire prévus par le droit national et n’ayant pas donné lieu à un renvoi à la Commission européenne en application de l’article 22 dudit règlement, soit analysée par une autorité de concurrence d’un État membre comme étant constitutive d’un abus de position dominante prohibé à l’article 102 du TFUE au regard de la structure de la concurrence sur un marché de dimension nationale » (CJUE 16 mars 2023, aff. C-449/21).

Voici ressuscitée une ancienne jurisprudence Continental Can de la Cour de Justice permettant de combler les vides du droit positif des concentrations.

L’importance pratique de cette évolution du contrôle des concentrations, non plus cantonné dans l’ex ante mais s’ouvrant à l’ex post, ne doit pas être négligée : désormais, « l’achat du marché » peut passer sous les radars du contrôle des concentrations mais buter contre un contrôle postérieur dont les conséquences ne sont certes pas l’interdiction de l’opération mais la condamnation pécuniaire voire des mesures correctives pouvant avoir un effet de déconcentration.

Les accords de report d’entrée : acheter la passivité des concurrents.

Les accords de report d’entrée sont des contrats conclus, généralement dans le secteur pharmaceutique, entre un laboratoire princeps et un laboratoire générique, ayant pour objet ou pour effet de retarder l’entrée du second sur le marché d’un ou plusieurs médicaments, en contrepartie d’un transfert de valeur, généralement une somme d’argent[3].

Ces accords révèlent immédiatement l’objectif concurrentiel de l’une des parties à l’accord : payer pour retarder ou empêcher temporairement la concurrence. Avant de devenir une préoccupation de droit dans l’Union européenne, les accords de report d’entrée ont émergé aux États-Unis. C’est à la fin des années 1980 que ces pactes de non-agression sont apparus dans le secteur pharmaceutique américain. Pour stimuler la concurrence sur ce marché, le législateur américain a adopté le Hatch-Waxman Act, qui incitait les fabricants de génériques à contester les brevets des laboratoires pharmaceutiques. Cependant, cette loi a été détournée par les laboratoires. Au lieu de favoriser la concurrence, elle a contribué à renforcer les monopoles sur des brevets parfois discutables. Grâce à leurs ressources financières considérables, les laboratoires princeps ont réussi à étouffer les actions en justice des génériques contestant la validité de leurs brevets en concluant des accords transactionnels. Ces accords prévoyaient des sommes d’argent couvrant largement les coûts des procès et ceux liés à la non-commercialisation des médicaments génériques, permettant ainsi aux laboratoires princeps de maintenir une barrière juridique à l’entrée : le brevet contesté leur conférant un monopole légal. Autrement dit, la compensation privée – le paiement des laboratoires princeps – était plus attractive que la récompense publique offerte par le législateur. En contestant les brevets, le Hatch-Waxman Act offrait aux fabricants de génériques une exclusivité de marché de six mois, créant ainsi une structure de duopole temporaire.

Dans l’Union européenne, les accords de report d’entrée ont été découverts plus tardivement, notamment grâce à une enquête sectorielle de 2009 menée par la Commission européenne dans le secteur pharmaceutique.

Aux États-Unis, la Cour suprême a imposé une analyse économique substantielle. Dans un arrêt Actavis de 2013, la Cour a estimé que le contexte des brevets nécessitait de rejeter l’application d’une règle per se en faveur de la rule of reason. La Cour a justifié ce choix en affirmant que, en cas de doute sur le caractère anticoncurrentiel d’une pratique, la rule of reason permet de trouver un équilibre juste entre le droit des brevets et le droit antitrust (U.S. Supreme Court, FTC v. Actavis, 570 US 136 (2013).

En revanche, dans l’Union européenne, la Commission européenne a opté pour une analyse formelle. Pour elle, les accords de report d’entrée sont des accords de répartition des marchés, restreignant la concurrence par leur objet (Comm. eur, 10 déc. 2013, Johnson & Johnson, aff. AT.39685 ; Comm. eur, 19 juin 2013, Lundbeck, aff. AT.39226). Le Tribunal a confirmé cette approche, considérant que les accords avec des contreparties financières substantielles peuvent être qualifiés de restrictions par l’objet (TUE, 8 sept. 2016, Lundbeck c/ Commission, aff. T-472/13). Contrairement aux États-Unis, la Commission européenne a aussi envisagé ces accords sous l’angle de l’abus de position dominante. Dans l’affaire Servier, l’article 102 TFUE a été utilisé pour dissuader ces pratiques. Cependant, les juridictions exigent une grande rigueur de la Commission, comme l’a montré la censure partielle de la décision Servier par le Tribunal en raison d’une délimitation erronée du marché pertinent (TUE, 12 déc. 2018, Servier c/ Commission, aff. T-691/14). Cela ne signifie pas que le contentieux de l’abus de position dominante est sans avenir dans l’Union. Dans l’arrêt préjudiciel Generics de 2020, la Cour de justice a jugé que la conclusion d’une série d’accords de report d’entrée pouvait s’inscrire dans une stratégie visant à retarder l’entrée des génériques. Cet arrêt a implicitement transposé à l’article 102 TFUE la théorie de l’effet cumulatif élaborée pour l’article 101 TFUE (CJUE, 30 janv. 2020, Generics, aff. C-307/18).

Les accords de report d’entrée sont une manifestation supplémentaire de l’utilisation d’un outil contractuel permettant d’acheter le marché, plus exactement une position sur le marché, en monnayant la non-agression des concurrents.

Google, ses partenaires et concurrents : acheter l’exclusivité pour se réserver le marché.

L’actualité judiciaire américaine révèle une stratégie relevant du même esprit que celui animant les laboratoires pharmaceutiques. Dans une décision du 5 août 2024, le Tribunal du District de Columbia (aff n° 20­cv­3010) a condamné Google pour avoir abusé de sa position dominante. Les faits étaient les suivants.

Google a conclu des contrats de distribution de recherche avec deux grands navigateurs développeurs (Apple et Mozilla) ; tous les principaux constructeurs OEM d’appareils Android (Samsung, Motorola et Sony) ; et les principaux opérateurs de téléphonie mobile (AT&T, Verizon et T­Mobile) aux États­Unis. En 2021, Google a versé un total de 26,3 milliards de dollars de part des revenus dans le cadre de ces contrats, une dépense répertoriée dans ses états financiers comme « coûts d’acquisition du trafic ».

Ces contrats étaient les suivants :

  • Un accord de services Internet avec Apple, au terme duquel Google versait à Apple une part des revenus de ses annonces de recherche en contrepartie de quoi Apple préchargeait Google en tant que moteur de recherche par défaut exclusif et prêt à l’emploi sur son navigateur mobile et de bureau, Safari. Google a des accords comparables avec des navigateurs plus petits, comme celui de Samsung S Browser.
  • Des accords de distribution d’applications mobiles : Google a conclu des accords de distribution d’applications mobiles avec tous les OEM Android, y compris Motorola et Samsung, entre autres. Ces accords contenaient une licence qui permettait aux constructeurs OEM d’utiliser les applications mobiles propriétaires de Google développées pour l’écosystème Android. Les constructeurs OEM ne payaient aucun frais pour cette licence, mais Google obligeait les OEM à précharger certaines applications dans des emplacements bien visibles.
  • Des accords de partage de revenus : Google a signé des de tels accords avec chaque principal opérateur de téléphonie mobile : Verizon, AT&T et T­Mobile. Dans le cadre de ces accords, Google verse aux opérateurs une part de ses revenus pour tout appareil vendu ayant comme moteur de recherche par défaut Google Search. Des accords similaires avaient été conclus avec les principaux constructeurs de smartphones : Samsung et Motorola. Il était également interdit aux opérateurs de téléphonie mobile d’installer un service de recherche alternatif à Google Search.

Le Tribunal a considéré que ces accords ont eu des effets anticoncurrentiels sur le marché, en privilégiant délibérément la plateforme de Google, qui lie recherche et publicité. Ces effets anticoncurrentiels sont au nombre de 3 : le verrouillage du marché, l’empêchement des concurrents d’atteindre une taille supérieure, et la diminution des incitations des concurrents à investir et innover dans la recherche générale. Si Google a peut­être acquis sa position dominante de manière compétitive, le maintien de cette position s’est fait par des moyens autres que ceux qui gouvernent la concurrence par les mérites, indique le Tribunal.

Cette décision fait écho à une condamnation européenne de Google pour de mêmes faits : en 2018, la Commission européenne avait en effet ordonné à Google de proposer plusieurs choix de moteur de recherche pour les appareils Android.

Le Règlement DMA du 14 septembre 2022 interdit par ailleurs ce type de pratique de façon générale dans l’espace européen.

Les levées de fonds successives : subventionner une exploitation déficitaire le temps d’occuper une place prééminente.

Les levées de fonds successives sont une stratégie courante pour les entreprises cherchant à financer leurs activités déficitaires tout en gagnant du terrain sur le marché. Cette approche permet à des entreprises comme Uber de couvrir leurs pertes opérationnelles, d’investir dans leur croissance et d’acquérir des parts de marché significatives avant de devenir rentables. Par exemple, Uber a levé plus de 25 milliards de dollars en capital-risque depuis sa création en 2009, en effectuant plus de 18 levées de fonds successives. Cette injection massive de capitaux a permis à Uber de subventionner ses trajets, d’expérimenter de nouveaux services comme Uber Eats, et d’étendre ses opérations à l’échelle mondiale, malgré des pertes importantes. En 2019, Uber affichait une perte nette de 8,5 milliards de dollars, mais la société a continué à attirer des investisseurs grâce à son potentiel de domination du marché.

Uber n’est pas un cas isolé. D’autres entreprises technologiques de premier plan ont adopté des stratégies similaires. WeWork, par exemple, a levé environ 12,8 milliards de dollars avant son introduction en bourse avortée en 2019. La société a utilisé ces fonds pour s’étendre rapidement et occuper une position dominante dans le marché de la location de bureaux flexibles. Malgré des pertes importantes, la promesse d’un modèle d’affaires à long terme capable de générer des profits a séduit les investisseurs.

De même, Tesla a levé plus de 20 milliards de dollars depuis sa création en 2003, notamment pour financer la recherche et le développement de ses véhicules électriques et de ses infrastructures de recharge. Bien que la société ait connu des années de pertes, elle a finalement atteint la rentabilité et est devenue l’un des constructeurs automobiles les plus précieux au monde, avec une capitalisation boursière dépassant 800 milliards de dollars en 2021.

Ces entreprises misent sur le fait que, bien que leurs activités soient initialement déficitaires, elles peuvent atteindre une masse critique qui leur permettra de devenir rentables à long terme. Les capitaux levés servent non seulement à couvrir les pertes opérationnelles, mais aussi à investir dans l’innovation, l’expansion géographique, le développement de nouvelles lignes de produits et l’acquisition de parts de marché. En finançant leur croissance agressive, ces entreprises cherchent à devenir des acteurs incontournables dans leurs secteurs respectifs.

Cette stratégie de financement par levées de fonds successives comporte des risques. Elle repose sur la confiance continue des investisseurs dans la capacité de l’entreprise à atteindre la rentabilité future. Si les entreprises ne parviennent pas à démontrer des progrès significatifs vers la rentabilité, elles peuvent voir leur capacité à lever des fonds compromise, ce qui pourrait menacer leur survie. Cependant, lorsque cette stratégie réussit, elle permet aux entreprises de se positionner comme leaders du marché, d’obtenir des économies d’échelle et de bénéficier d’une reconnaissance de marque accrue, ce qui peut finalement conduire à une rentabilité durable.

Enfin, et peut-être surtout, les stratégies de levées de fonds successives produisent des signaux anticoncurrentiels qu’une autorité de concurrence pourrait décrypter à l’aune du droit des abus de position dominante. Elles rappellent en effet une stratégie de prédation mise en œuvre par certaines entreprises dominantes. La thèse qui sous-tend la prohibition des pratiques de prédation est composée de trois phases successives :

  • l’entreprise dominante supporte des pertes ou renonce à des bénéfices à court terme (« sacrifice ») ;
  • de façon à évincer un ou plusieurs de ses concurrents actuels ou potentiels ;
  • pour renforcer ou maintenir sa position sur le marché lui permettant d’augmenter ses prix au détriment des consommateurs (« récupération des pertes ») (CJCE, 3 juill. 1986, aff. 62/86, Akzo ; CJCE, 14 nov. 1996, aff. C-333/94, Tetra Pak II ; CA Paris, 6 nov. 2014, n° 2013/01128 ; CA Paris, 25 nov. 2015, n° 2012/02931).

Les levées de fonds successives permettent, de façon tout à fait voisine, de supporter le « sacrifice » qu’implique l’exploitation déficitaire des premières années d’existence, et permettront à l’entreprise qui en a bénéficié d’acheter sa position sur le marché ; position qui, si elle est suffisamment importante, lui permettra, notamment en augmenter ses prix, de « récupérer ses pertes ».

Si les caractères d’une pratique anticoncurrentielle ne sont probablement pas réunis à l’égard de cette stratégie de « financement du déficit », il n’en demeure pas moins que ses effets restrictifs de concurrence peuvent être mis en évidence. Quelle loyauté y a-t-il à solliciter des fonds pour soutenir une activité déficitaire et donc, par hypothèse, non viable ? Quel mérite y a-t-il à maintenir en vie une entreprise qui n’est pas suffisamment efficace pour exister sans perfusion financière ? Cela est contraire à la pensée libérale qui inspire d’ailleurs le droit de la concurrence et qui fait régulièrement usage du teste du « concurrent aussi efficace » ou de « l’investisseur privé » pour appréhender une pratique. Ce d’autant que les stratégies de levée de fonds successives sont très souvent pensées, dès l’origine, comme un moyen d’acheter le marché.


[1] Voy. sur ce point l’excellent ouvrage récemment publié par A. Galluzzo, Le Mythe de l’entrepreneur – Défaire l’imaginaire de la Silicon Valley, Zones, 2023.

[2] Capitalisme, socialisme et démocratie, Bibliothèque historique Payot, 1990.

[3] Sur ce sujet, voy. la thèse de référence de notre collègue W. Chaiehloudj, Les accords de report d’entrée – Contribution à l’étude de la relation du droit de la concurrence et du droit des brevets, Concurrences, 2019.

Tristan Girard-Gaymard

Tristan Girard-Gaymard

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