La Convention Judiciaire d’Intérêt Public (CJIP) signée le 2 décembre 2024, entre le Parquet National Financier (PNF) et les sociétés Areva SA et Orano Mining SAS, met en lumière une évolution majeure : la possibilité d’un partage des obligations entre le cédant et le cessionnaire à la suite d’une cession d’actifs et ainsi des conséquences pénales susceptibles d’en découler.
Cette décision reflète le véritable changement de paradigme qui touche progressivement le droit pénal des affaires et se tourne vers une culture de l’efficacité de la sanction pénale.
Créée par la loi Sapin II de 2016, la CJIP est une mesure alternative aux poursuites encadrée par l’article 41-1-2 du Code de procédure pénale qui permet la mise en place d’un dispositif transactionnel entre le ministère public et une personne morale à l’encontre de laquelle une procédure d’enquête ou d’instruction a permis de relever des comportements pénalement repréhensibles[1]. En souscrivant à la mise en œuvre de cette procédure, l’entreprise « évite » ainsi des poursuites ultérieures de nature à entrainer son renvoi devant une juridiction de jugement.
Fait notable dans le cas présent, bien que la cession d’actifs soit intervenue entre la survenance des faits et la signature de la convention, les deux entités concernées ont été tenues de répondre ensemble des manquements pénalement qualifiables qui avaient été identifiés lors de l’enquête.
I. CJIP ET FUSION-ABSORPTION : LA RESPONSABILITÉ PÉNALE DES SOCIÉTÉS FACE À DES FAITS DE CORRUPTION INTERNATIONALE
Une CJIP peut-elle être conclue pour des faits de corruption d’agents publics étrangers ?
Une investigation a été lancée par le parquet à la suite d’un signalement de TRACFIN, en date du 13 mai 2015, relatif un virement suspect de 725 000 euros effectué par la société Eurotradia International, partenaire du groupe Areva, à un homme d’affaires mongol.1
L’enquête a révélé qu’Areva, présent en Mongolie depuis les années 1990, avait conclu un contrat-cadre en juillet 2010 avec Eurotradia International. Dans le cadre de cette collaboration, Eurotradia a confié à sa filiale Areva SA la mission de fournir des prestations d’assistance financière, juridique et commerciale, en lien avec l’obtention de licences minières.2
Ultérieurement, Eurotradia a formalisé un contrat avec le même homme d’affaires mongol, le missionnant pour accompagner le développement des activités minières du groupe Areva en Mongolie. Ce contrat a donné lieu à un versement total de 1,275 million d’euros.3
Il est toutefois apparu que cet homme d’affaires n’avait pas rempli les engagements contractuels prévus, tels que la négociation et la conclusion d’un pacte d’actionnaires, ou encore l’obtention de licences d’exploitation minière. Une part significative des fonds perçus a d’ailleurs été investie dans un projet immobilier majoritairement détenu par un haut fonctionnaire mongol.4
Sur la base des éléments recueillis, le procureur de la République financier a estimé que les faits relevaient de la qualification pénale de corruption d’agents publics étrangers, telle que définie à l’article 435-3 du Code pénal.5
Le principe de transfert de responsabilité pénale s’applique-t-il aux fusions absorptions ?
L’affaire Areva-Orano illustre avec force la portée du principe de transfert de responsabilité pénale dans le cadre des opérations de fusion-absorption, principe désormais solidement ancré dans la jurisprudence de la Cour de cassation.
Dans un arrêt en date du 22 mai 20246, la chambre criminelle de la Cour de cassation a confirmé une évolution jurisprudentielle amorcée par l’arrêt fondateur du 25 novembre 20207. Elle y affirme le principe selon lequel la responsabilité pénale de la société absorbée peut être transférée à la société absorbante, et ce, quelle que soit la forme sociale des entités concernées.
En consacrant une logique de continuité économique et patrimoniale, la haute juridiction garantit une application cohérente du mécanisme des CJIP. Elle permet ainsi aux sociétés absorbantes de conclure ces conventions pour apurer les contentieux hérités de la société absorbée.
Dans cette affaire, Orano Mining SAS s’est ainsi retrouvée partie à la CJIP en raison de sa reprise des activités minières d’Areva, confirmant ainsi qu’une cession d’actifs ne constitue pas un écran absolu à l’engagement de la responsabilité du cessionnaire.
L’accord conclu illustre la manière dont le droit positif permet d’assurer la continuité de la responsabilité pénale, même en cas de disparition juridique de la société à l’origine des faits, à la suite d’une opération de restructuration. La CJIP Areva-Orano s’inscrit dans le prolongement direct des évolutions jurisprudentielles récentes en matière de responsabilité pénale et de fusion-absorption.
II. LA CJIP AREVA-ORANO : ENTRE ENJEUX DE RÉGULATION DES INFRACTIONS PÉNALES ET TRANSPARENCE LIMITÉE
La CJIP conçue comme un outil de mise en conformité des entreprises
Conformément aux termes de la convention judiciaire, Areva SA s’est engagée à verser au Trésor public une amende d’intérêt public d’un montant de 4,8 millions d’euros, reconnaissant ainsi sa responsabilité dans les faits de corruption qui lui étaient reprochés.8
En parallèle, Orano Mining a quant à elle accepté de se soumettre à un programme de mise en conformité placé sous le contrôle de l’Agence Française Anticorruption (AFA). Ce dispositif vise à garantir une conduite éthique et conforme aux normes anticorruption et s’accompagne d’une provision de 1,5 million d’euros destinée à couvrir les frais occasionés.9
Cette mise en conformité visera l’ensemble du groupe Orano pour une durée de trois ans. Le procureur de la République financier, sur la base d’un rapport de l’AFA, aura la possibilité d’y mettre fin de manière anticipée à l’échéance d’un délai de deux ans, à condition que le groupe Orano respecte l’intégralité de ses obligations10.
Le manque de transparence des CJIP nuit-il à leur portée pédagogique ?
Bien qu’elles constituent un instrument central dans la lutte contre les infractions économiques, les CJIP conclues sous l’égide du parquet pâtissent d’un déficit manifeste de transparence, compromettant leur efficacité en matière de prévention et de promotion de la compliance.
L’accord Areva-Orano illustre cette tendance à une communication restreinte de la part du ministère public. Ce manque d’ouverture nuit à l’efficacité des CJIP en tant qu’outils de régulation, et freine, de manière plus globale, l’essor d’une culture pérenne de la compliance dans le monde des affaires.
Il en va d’autant plus ainsi que la CJIP n’emporte pas déclaration de culpabilité et n’a ni la nature ni les effets d’un jugement de condamnation. Elle n’est donc pas inscrite au casier judiciaire de la personne morale.
Pourtant, afin que les CJIP remplissent pleinement leur rôle dissuasif et pédagogique, il est essentiel que les entreprises puissent capitaliser sur les enseignements issus des affaires antérieures. Une documentation plus complète, précisant tant les défaillances constatées que les mesures correctives adoptées, offrirait une meilleure compréhension des attentes des autorités et favoriserait le renforcement des dispositifs internes de conformité.
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La CJIP Areva-Orano cristallise la rencontre entre le principe de transfert de responsabilité pénale et le mécanisme de justice pénale négociée. Elle consacre ainsi une logique de continuité juridique, y compris dans le contexte mouvant des opérations de restructuration. Néanmoins, elle met également en lumière les limites communicationnelles du PNF, lesquelles sont susceptibles d’obstruer l’atteinte de l’objectif pédagogique escompté par ces conventions.
Bien que les CJIP constituent un dispositif transactionnel innovant et adapté à la réalité du droit pénal des affaires, une communication renforcée autour des accords concluent constituerait une avancée notable vers une justice pénale des affaires plus efficace. En ce sens, la publication d’analyses approfondies et la diffusion des mesures correctrices mises en œuvre constituerait une avancée majeure.
À défaut, la justice pénale négociée risque de demeurer un instrument opaque, incapable d’exercer pleinement son rôle régulateur des infractions économiques et de favoriser l’émergence d’une culture de conformité au sein des entreprises.
L’affaire souligne l’impérieuse nécessité, pour les entreprises engagées dans une opération de restructuration, d’anticiper les risques juridiques afférents à des faits antérieurs à la cession.
Le département droit pénal des affaires du cabinet BRUZZO DUBUCQ se tient à vos côtés pour vous accompagner dans vos démarches de conformité et vous aider à anticiper les risques juridiques liés à la responsabilité pénale de vos entreprises.
- Convention judiciaire d’intérêt public, Areva SA et Orano Mining SAS, 2-12-2024, paragraphe 13.
- Convention judiciaire d’intérêt public, Areva SA et Orano Mining SAS, 2-12-2024, paragraphe 25 à 27.
- Convention judiciaire d’intérêt public, Areva SA et Orano Mining SAS, 2-12-2024, paragraphe 34.
- Convention judiciaire d’intérêt public, Areva SA et Orano Mining SAS, 2-12-2024, paragraphes 35 à 36.
- Convention judiciaire d’intérêt public, Areva SA et Orano Mining SAS, 2-12-2024, paragraphe 38.
- Cass. crim. 22 mai 2024, n° 23-83.180.
- Cass. crim. 25 nov. 2020, n° 18-86.955.
- Convention judiciaire d’intérêt public, Areva SA et Orano Mining SAS, 2-12-2024, paragraphe 47.
- Convention judiciaire d’intérêt public, Areva SA et Orano Mining SAS, 2-12-2024, paragraphes 56 à 57.
- Convention judiciaire d’intérêt public, Areva SA et Orano Mining SAS, 2-12-2024, paragraphes 52 à 55.