Cass. com. 26 janvier 2022 – n°20-16.782
I. Le déséquilibre significatif en droit français et la question de son articulation
La notion de déséquilibre significatif vient sanctionner une situation d’abus résultant de l’exécution d’un contrat dans laquelle l’une des parties dispose d’un avantage sur son cocontractant du fait d’une ou de plusieurs dispositions contractuelles lui accordant un avantage particulier. Jusqu’en 2016, cette notion de déséquilibre significatif trouvait sa source dans deux législations spéciales, lesquelles s’articulaient en fonction de la qualité des parties au contrat. En effet, le Code de la consommation sanctionne, à l’article L.212-1, les situations de déséquilibre significatif dans les contrats conclus entre un professionnel et un consommateur tandis que le nouvel article L.442-1 du Code de commerce ne trouve à s’appliquer que dans les situations concernant des « personnes exerçant des activités de production, de distribution ou de services ».
Par l’ordonnance du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, la notion de déséquilibre significatif a fait son apparition à l’article 1171 du Code civil, lequel dispose que :
« Dans un contrat d’adhésion, toute clause non négociable, déterminée à l’avance par l’une des parties, qui crée un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties au contrat est réputée non écrite. »
À l’occasion de la réforme, le déséquilibre significatif intègre donc définitivement le droit commun des contrats et a donc, par définition, vocation à recouvrir un grand nombre d’hypothèses. Bien que le législateur ait volontairement cantonné le champ d’application de cet article aux seuls contrats d’adhésions, défini à l’article 1110 du Code civil, l’existence de trois textes utilisant la même expression suscite des difficultés d’articulation. Si l’adage « specialia generalibus derogant », explicitement repris par l’article 1105 du Code civil a, durant un temps, servi d’élément de réponse pour trancher de la question, il n’en demeure pas moins que la primauté de la règle spéciale ne s’applique, normalement, que dans l’hypothèse d’une incompatibilité. (G. CHANTEPIE « Le déséquilibre significatif entre droit commun et droits spéciaux » – La Semaine Juridique Entreprise et Affaires – LexisNexis – n°25, 21.06.2018) Or, rien n’indique qu’un tel conflit existerait, il est tout à fait possible d’envisager une hypothèse dans laquelle les textes pourraient, cumulativement car non contradictoires, trouver à s’appliquer. Par conséquent, l’application cumulative des deux textes paraît largement envisageable.
II. La réponse donnée par la Cour de cassation
C’est à l’occasion d’un arrêt rendu le 26 janvier dernier que la Cour de cassation a pu éclaircir la question de l’articulation du droit commun et des différents textes spéciaux portant sur la notion de déséquilibre significatif.
Les faits de l’espèce sont les suivants : une société exerçant une activité de sandwicherie (la « société G.D ») a conclu en septembre 2017 un contrat de location de matériel avec une société spécialisée dans le financement d’équipements professionnels (la « société LCM »), lesquels équipements ont été délivrés par une société tierce. À compter du 30 avril 2018, les loyers contractuels n’ont plus été payés par la société G.D. En conséquence, la société LCM a logiquement fait délivrer, le 16 juillet 2018, une mise en demeure de payer à son débiteur, afin de recouvrer les quelques 21 mensualités demeurant en souffrance. Cette mise en demeure mentionnait notamment une clause résolutoire inscrite dans les conditions générales du contrat conclu.
En appel, les juges lyonnais ont opposé à la société LCM le fait que la clause résolutoire inscrite aux conditions générales du contrat tombait sous le coup de l’article 1171 du Code civil en ce qu’elle créait un déséquilibre significatif entre les parties au contrat et était, de fait, réputée non-écrite. En effet, pour justifier leur décision, les juges d’appel ont relevé que la clause réservait uniquement à la société LCM la faculté de se prévaloir d’une résiliation de plein droit, et qu’aucune autre stipulation contractuelle n’accordait à la société G.D une telle faculté. Ils ont, de fait, opéré (précipitamment ?) une analogie entre « absence de réciprocité » de la clause litigieuse et l’éventuel déséquilibre significatif en résultant.
La Cour d’appel de Lyon infirme alors le jugement rendu en première instance, sanctionne la clause litigieuse du réputé non-écrit et juge que le contrat de location n’a pas résilié en l’espèce, et qu’il se poursuit ainsi jusqu’à son terme.
La société LCM forme donc un pourvoi en cassation, donnant lieu au présent arrêt. Dans sa décision, la Cour de cassation saisit l’opportunité laissée par les parties pour trancher de la question de l’articulation entre les différents textes. En effet, la réponse donnée par la Cour de cassation dans son point n°5 est la suivante :
« Il ressort des travaux parlementaires de la loi du 20 avril 2018 ratifiant ladite ordonnance travaux parlementaires de la loi du 20 avril 2018 ratifiant ladite ordonnance, que l’intention du législateur était que l’article 1171 du Code civil, qui régit le droit commun des contrats, sanctionne les clauses abusives dans les contrats ne relevant pas des dispositions spéciales des articles L. 442-6 du code de commerce et L. 212-1 du code de la consommation »
Ainsi, la Cour de cassation s’en rapporte aux travaux parlementaires pour expliciter et limiter de manière significative le champ d’application de l’article 1171 du Code civil. Si cette référence peut surprendre une partie de la doctrine en raison de la différence de temporalité entre la conclusion du contrat (septembre 2017) et les travaux préparatoires réalisés en 2018, elle a, a minima, pour principal intérêt de rappeler que la question avait été évoquée et anticipée par les parlementaires. (C. Hélaine, « L’article 1171 du Code civil et les nuances du déséquilibre significatif », Dalloz actualité, 1er février 2022, obs. sous Cass. Com. 26 janvier 2022, n°20-16.782). Ce n’est au demeurant que l’illustration de la force d’interprétation que revêtent les travaux préparatoires de la loi de ratification (T. Girard-Gaymard, « L’incidence du renouvellement des sources du droit des obligations sur son interprétation », RTD civ., 2020, p. 779, spéc. n° 16). Pour autant, aucune réponse claire n’avait été apportée jusqu’à présent quant au domaine que devait occuper le droit commun des déséquilibres. C’est maintenant chose faite.
En conséquence, le consommateur qui souhaitera voir une situation de déséquilibre significatif être sanctionnée n’aura d’autres choix que d’invoquer les dispositions du Code de la consommation. Également, dans le monde des affaires, toute personne qui, dans le cadre de son activité de production, de distribution ou de services qui subira un déséquilibre significatif par son partenaire commercial ne pourra qu’invoquer les dispositions de l’article L.442-1 du Code de commerce.
Il en ressort alors que, finalement, l’article 1171 ne trouvera à s’appliquer que dans un nombre limité de situations, à savoir les contrats d’adhésion qui ne relèvent ni du régime consumériste ni du régime propre au droit des affaires.
En l’espèce, la Cour de cassation a considéré que le contrat de location financière conclu par la société G.D ne relevait ni des dispositions du Code de commerce ni des dispositions du Code de la consommation, et que la validité de la clause litigieuse pouvait donc parfaitement être appréciée en application du droit commun.
Cependant, la Cour de cassation ne s’est pas limitée à la simple délimitation du champ d’application de l’article 1171, mais en a également précisé la notion. Elle a refusé de reconnaitre le déséquilibre significatif en l’espèce, en procédant à une distinction claire entre «absence de réciprocité» et «déséquilibre significatif ». Dit autrement, la Cour de cassation considère que le fait pour l’une des parties de ne pas disposer de la faculté de se prévaloir d’une résiliation contractuellement accordée à l’autre partie ne saurait suffire, à lui seul, à constituer un déséquilibre significatif. En effet, une telle décision se justifie ici, selon les juges, par « la nature des obligations auxquelles sont respectivement tenues par les parties » (point n°11 de l’arrêt), et fait écho à la méthode adoptée par le juge pour apprécier un déséquilibre significatif, à savoir une analyse globale et générale de l’économie du contrat. (Cass. com. 4 octobre 2016, 14-28.013).
Ainsi, il en ressort de cet arrêt que l’article 1171 du Code civil dispose en réalité d’un champ d’application extrêmement restreint, qui ne trouverait à s’appliquer que dans un nombre très limité de situations, tant les textes spéciaux recouvrent une multitude d’hypothèses de par la généralité de leurs dispositions. Finalement, les textes issus des droits spéciaux trouveraient en pratique une application nettement plus fréquente que l’article 1171 du Code civil lui-même.
Finalement, par cet arrêt, la Cour de cassation ne fait-elle pas l’aveu selon lequel le droit commun du déséquilibre significatif est, en réalité, un droit davantage spécial que les droits spéciaux eux-mêmes ?
III. L’intérêt pratique d’une telle distinction
La Cour de cassation impose donc aux parties, dès lors qu’elles relèvent des dispositions spéciales, de se prévaloir exclusivement de celles-ci. Cette précision revêt une importance notable pour les praticiens, et influence notamment la stratégie judiciaire.
En effet, certains praticiens pourraient choisir d’invoquer volontairement l’article 1171 du Code civil en lieu et place de l’article L.442-1 du Code de commerce et ce, afin de contourner la compétence des juridictions spécialisées posée par l’article D.442-3 du Code de commerce en matière de pratiques restrictives de concurrence. Par cet arrêt, la Cour de cassation entrave purement et simplement une telle possibilité.
Mais surtout, le fait d’invoquer un mauvais fondement légal impliquerait en réalité la saisine d’une juridiction incompétente. Or, en matière de pratiques anticoncurrentielles, la saisine d’une juridiction non spécialisée constitue une fin de non-recevoir, et non pas une exception d’incompétence (Cass. com, 29 mars 2017, 15-17.659). Ainsi, à la différence d’une exception d’incompétence, le juge qui relève une telle fin de non-recevoir ne peut actionner les dispositions des articles 96 et 97 du Code de procédure civile et procéder au renvoi de l’affaire devant la juridiction compétente pour en connaitre. Également, si la demande a fait l’objet d’une fin de non-recevoir, elle n’a pas pour effet d’interrompre la prescription, si bien que le demandeur se trouve dans l’obligation de réassigner devant la juridiction spécialisée, au risque de voir son action être finalement prescrite. Enfin, le régime diffère également en ce sens que la fin de non-recevoir pourra être soulevée en tout état de cause, contrairement à l’exception de procédure qui doit, quant à elle, être invoquée in limine litis.