L’on présente souvent la politique et le droit des contrats comme étant difficilement miscibles. Il est vrai que la jurisprudence est par exemple particulièrement réservée à l’idée de convertir une promesse politique en véritable obligation juridique (Paris, 18 octobre 1994, Belhomme c/ Parti socialiste et autres). Sous cet angle, la politique est comme refoulée de la sphère juridique. Mais l’actualité politique récente permet probablement de regarder les choses différement.
Depuis la dissolution de l’Assemblée nationale le 9 juin dernier, le risque pour que la majorité soit détenue par un parti politique considéré comme extrême n’est plus un horizon lointain et incertain, mais une éventualité quasi certaine. Quel que soit le résultat, des bouleversements politiques, économiques et sociaux sont à prévoir. D’instinct, c’est plutôt vers le droit fiscal, le droit pénal ou le droit de l’environnement que le regard du juriste se tourne. Pourtant, s’ils venaient à être appliqués, les programmes du Nouveau Front Populaire (NFP) et du Rassemblement national (RN) toucheraient, chacun à leur manière, au patrimoine des français et auraient des implications très sérieuses en droit civil.
En effet, les mesures économiques des deux partis soulèvent des questions particulièrement sensibles en droit des contrats. À proprement parler, aucune disposition des programmes politiques ne touche directement au droit des contrats. Aucune réforme à prévoir ou à anticiper. Mais, d’un autre côté, le droit des contrats peut se saisir du politique. À vrai dire, il s’en saisit déjà. Les résultats ne sont même pas connus que les notaires signalent déjà l’apparition de clauses suspensives par lesquelles des ventes immobilières seraient annulées en cas de victoire du parti de gauche.
C’est donc moins le droit des contrats que la technique contractuelle qui connaît une émulsion particulière à l’approche des élections. Et les contractants ont bien raison de prévenir les conséquences désastreuses d’un résultat politique en s’aménageant des portes de sortie qui pourraient, un jour, se révéler salutaires dans une opération patrimoniale ou dans une relation d’affaires.
Rien de bien étonnant, finalement, car le contrat est l’acte de prévision par excellence. Mais jusqu’où peut-il aller ? Peut-on subordonner la validité d’une vente au résultat de l’élection ? Rompre un contrat en fonction du parti vainqueur ? De l’opinion politique de son cocontractant ? En un mot, l’évènement peut être saisi par le contrat, mais jamais l’opinion.
I. La validité des conditions suspensives arrimées au résultat de l’élection
Les parties à une vente immobilière stipulent très souvent une condition suspensive par laquelle ils arriment l’efficacité de la vente à l’obtention d’un prêt immobilier ou d’un permis de construire. Depuis le 9 juin 2024, les résultats des élections législatives font de plus en plus souvent l’objet d’une condition suspensive.
La condition est définie par l’article 1304 du Code civil comme « un événement futur et incertain » qui, lorsqu’il se réalise, rend l’obligation pure et simple ou, au contraire, anéanti l’obligation (condition résolutoire). Naturellement, la condition doit être licite pour que l’obligation soit valable. Surtout, elle ne doit pas être potestative, c’est-à-dire que sa réalisation ne doit pas dépendre de la seule volonté d’une des parties.
Ainsi, il ne fait aucun doute qu’une telle condition suspensive ou résolutoire dans une vente est parfaitement valable.
Certaines dispositions du programme du NFP inquiètent ainsi les investisseurs immobiliers ou ceux qui souhaitent acquérir une résidence secondaire. Sans mentionner le programme fiscal, c’est surtout la suppression de la loi du 27 juillet 2023 sur les squatteurs qui inquiète les potentiels acquéreurs.
Si les ventes immobilières sont particulièrement touchées, il est tout à fait possible d’imaginer que la pratique de ces clauses gagne aussi le monde des affaires. Le rachat d’une entreprise par une société étrangère pourrait ainsi être conditionné à un résultat électoral qui garantisse une certaine stabilité économique.
II. Imprévision et force majeure face aux résultats des élections
La stabilité économique est, en effet, au cœur des inquiétudes électorales. Les deux partis favoris inquiètent le monde des affaires en raison des mesures protectionnistes ou peu libérales qu’elles souhaitent prendre. De l’inflation, une hausse des taux d’intérêt, des prix, un marasme économique ou encore une récession sont à craindre. Pour anticiper au mieux les conséquences néfastes du résultat électoral, les contractants peuvent aménager contractuellement un certain nombre de mécanismes.
Tout d’abord, l’article 1195 du Code civil permet une renégociation du contrat pour imprévision. Plus particulièrement, « si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant ». En principe, l’imprévision n’a pas à s’appliquer de plein droit à un changement de majorité à l’Assemblée nationale. En effet, le texte exige que les circonstances soient imprévisibles. Or, manifestement, le fait que l’un ou l’autre parti accède un jour au pouvoir n’est pas une circonstance imprévisible, mais un scénario plausible que les instituts de sondage et les politologues pointent du doigt depuis plusieurs années.
L’imprévision n’est donc, à première vue, pas applicable aux élections législatives. Toutefois, l’article 1195 n’est pas d’ordre public et il est tout à fait possible pour les parties d’aménager des clauses de renégociation pour toutes les circonstances qu’elles souhaitent englober. Ainsi, les parties peuvent tout à fait stipuler des clauses qui imposeront une renégociation du contrat en cas de victoire de tel ou tel parti politique pour renégocier le contrat en vue d’anticiper au mieux les changements économiques qui ne manqueront pas d’arriver : renégociation d’un loyer ou de tel ou tel prix pour anticiper l’augmentation du prix de l’énergie. Par exemple, des contractants peuvent avoir tout intérêt à renégocier leur contrat si un parti qui souhaite sortir du nucléaire accède au pouvoir pour anticiper les difficultés relatives au prix de l’énergie.
Les parties peuvent aller encore plus loin en stipulant une clause de force majeure qui viserait la victoire de tel ou tel parti aux élections législatives et qui aboutirait à la résolution du contrat en cas de survenance de l’évènement. Comme pour l’imprévision, le résultat des élections législatives ne saurait en aucun cas constituer un cas de force majeure. Pour autant, l’article 1218 du Code civil est disponible et peut faire l’objet d’un aménagement contractuel.
Dans les deux cas, il ne faudra pas que la force majeure ou l’imprévision contractuellement aménagée ne cause un déséquilibre significatif entre les droits et obligations des parties sous peine de voir la clause annulée.
III. L’impossible rupture contractuelle à raison des opinions politiques
Le 7 juillet 2024 au soir, la déception pourra être telle chez certains qu’ils seront tentés de rompre tout contrat qui le lie avec une personne, physique ou morale, qui aura affiché son soutien à tel ou tel parti ; ou bien encore, refuser de conclure tout contrat avec une personne, physique ou morale, du bord politique opposé.
On rappellera aux plus véhéments des contractants que le principe de liberté contractuelle, dont on peut trouver trace à l’article 1102 du Code civil et qui consacre le droit de contracter ou de ne pas contracter avec la personne de notre choix, trouve cependant quelques limites.
Des limites qui trouvent, d’abord, leurs sources dans le droit des sociétés et le principe d’autonomie des personnes morales. En effet, la Cour de cassation considère, au nom de ce principe, qu’il n’est pas possible de rompre un contrat en raison de la personne du dirigeant d’une société (Com., 29 janvier 2013, n°11-23.676). Ainsi, si vous apprenez que la société cocontractante est dirigée par un soutien indéfectible du RN ou du NFP, il ne sera pas possible de rompre le contrat pour cette raison-là.
D’un autre côté, la Cour de cassation admet également que l’on puisse stipuler des clauses intuitu personnae pour percer l’écran de l’autonomie de la personne morale. Pour autant, quand bien même le contrat serait conclu intuitu personnae, il nous semble impossible de le rompre en raison des opinions politiques du cocontractant. Car c’est à une autre limite, plus importante encore, que toucherait une telle rupture : celle de la non-discrimination.
La discrimination est, en effet, une infraction pénale prévue à l’article 225-1 du Code pénal. Celle-ci interdit toute distinction opérée entre les personnes physiques sur le fondement, entre autres, de leurs opinions politiques. Elle est portée, en droit des contrats, par les droits fondamentaux et plus particulièrement le principe d’égalité.
Ainsi, il n’est pas possible de rompre un contrat ou de refuser de conclure avec un contrat pour la seule et unique raison qu’il vote pour le NFP ou le RN.
Toutes ces limites fonctionnent comme un cercle concentrique, car il y a une ultime limite aux limites.
Lorsque le cocontractant tient des propos racistes ou antisémites, publiquement ou non, la rupture contractuelle devient légitime. La révocation du dirigeant ou encore une résolution unilatérale par voie de notification est alors envisageable dès lors que la poursuite de relation contractuelle est impossible, s’il s’agit d’une personne physique. S’il s’agit d’une personne morale, il faut toutefois qu’elle se confonde suffisamment avec la personne physique pour pouvoir rompre le principe d’autonomie de la personne morale. Un contrat conclu avec la société détenue à 99% par John Galliano avait ainsi pu être rompu, car ce dernier avait tenu des propos antisémites (Paris, 7 mai 2015, n°14/01588).
Le contrat peut saisir l’événement donc, mais pas l’opinion – sauf si celle-ci est illégale.