17 novembre 2022

La domination du géant de la cryptomonnaie Binance saisie par le droit de la concurrence

Si « tout art de la guerre repose sur la duperie » selon Sun Tzu, il est certain que ce principe ne varie pas en matière de guerre économique, ainsi que dans le monde impitoyable des cryptomonnaies.

Binance, la plus grande plateforme mondiale d’échange de cryptomonnaies, NFTs et autres jetons numériques, entretient depuis de nombreuses années une rude concurrence avec la plateforme FTX.

Changpeng Zhao dit « CZ » est le fondateur et dirigeant de Binance. Il détient à 100% la SAS Binance France, qui est la filiale française du groupe, créée en novembre 2021, et qui dispose de la certification de « Prestataire de Services sur Actifs Numériques » (PSAN) depuis mai 2022.

Il entretient personnellement une rivalité avec Sam Bankman-Fried dit « SBF », fondateur et dirigeant de la société FTX.com, par le biais notamment des réseaux sociaux tels que Twitter.

Le jeton de cryptomonnaie FTT, créé par FTX, était disponible à l’acquisition et au trading sur de nombreuses plateformes d’échange de cryptomonnaies, dont Binance et évidemment FTX.

Dans plusieurs Tweets du 6 novembre 2022, CZ a annoncé qu’en raison de « récentes révélations », Binance retirerait tous les jetons FTT disponibles sur la plateforme, et ce sur plusieurs mois de manière à minimiser l’impact de cette opération sur le marché.

Ces « révélations » auraient trait à la mauvaise santé financière des sociétés du groupe FTX, entraînant le risque pour ses utilisateurs de ne plus pouvoir retirer leurs jetons investis sur la plateforme.

Toujours selon CZ, le retrait du jeton FTT de la plateforme Binance aurait eu pour finalité de parer en amont à une catastrophe financière comme celle de la chute du jeton LUNA, survenue quelques mois auparavant.

Le 8 novembre 2022, CZ a publié un nouveau Tweet, rédigé comme suit :

« Cet après-midi, FTZ a demandé notre aide. Il y a une pénurie de liquidités significative. Pour protéger les utilisateurs, nous avons signé une lettre d’intention non-contraignante, de manière à prendre le contrôle de FTX.com et à aider à endiguer la pénurie de liquidités. Nous conduirons un audit d’acquisition complet dans les jours à venir. »

Cependant, à l’issue de cet audit d’acquisition, Binance a décidé de renoncer à acquérir le groupe FTX, dans la mesure où, comme annoncé dans la soirée du 9 novembre 2022, les autorités de régulation américaines se seraient emparées du sujet, et que Binance considère que les problèmes « échappent à son contrôle et dépassent sa capacité à aider ».

Les sociétés du groupe FTX ainsi que le fonds d’investissement de SBF, Almeda Research, font désormais l’objet d’une procédure de traitement de l’insolvabilité aux États-Unis.

Le 14 novembre 2022, Binance a effectivement retiré les jetons FTT de sa plateforme.

La valeur des sociétés du groupe FTX a été dramatiquement réduite à peau de chagrin, alors que le jeton FTT a connu une chute de près de 80% de son cours. SBF, qui détenait la majorité de sa fortune personnelle sous forme de jetons FTT, a quant à lui vu la valeur de celle-ci s’effondrer, passant de près de 16 milliards de dollars à environ 900 millions de dollars.

Les difficultés du groupe FTX ont manifestement été accentuées par l’intervention de Binance qui, par le biais de son dirigeant, a rendu publiques lesdites difficultés, puis proposé de racheter FTX, avant de finalement se rétracter deux jours plus tard.

Nous allons déterminer de quelle manière les agissements de Binance concernent le marché européen (I), et sur quels fondements l’entreprise Binance pourrait être poursuivie tant au niveau national, qu’européen (II).

I. Binance, une entreprise dont les pratiques touchent le marché européen

Le droit de la concurrence adopte une approche économique des acteurs du marché, en considérant depuis le célèbre arrêt « Hofner » rendu par la Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE) le 23 avril 1991, que « la notion d’entreprise comprend toute entité exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement ».

Dès lors, bien que Binance et FTX comportent, en tant qu’entités, plusieurs sociétés distinctes, elles peuvent être appréhendées comme deux entreprises au sens du droit de la concurrence.

Il est également établi, depuis une jurisprudence « Wood Pulp » de la CJCE en date du 27 septembre 1988, que dès lors qu’une pratique mise en œuvre par une entreprise a un effet sur le territoire européen, cette entreprise peut être poursuivie en Europe, même si son siège social n’y est pas situé.

En l’occurrence, les incidences de la chute de FTX sont planétaires.

En ce sens, bien que Binance soit une entreprise américaine et que FTX soit basée aux Bahamas, cela n’empêchera pas les autorités de concurrence européennes de poursuivre Binance en raison de pratiques anticoncurrentielles commises par celle-ci.

Ensuite, selon le règlement (CE) n°1/2003 du 16 décembre 2002, les autorités de concurrence ainsi que les juridictions des états-membres de l’Union Européenne ont compétence pour appliquer les articles 81 et 82 – devenus articles 101 et 102 – du Traité de Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), relatifs aux pratiques restrictives de concurrence.

Dès lors, la Commission Europénne au niveau européen, l’Autorité de la Concurrence au niveau national, ainsi que les juridictions françaises, ont compétence pour connaître des pratiques restrictives de concurrence de l’entreprise Binance.

Ces autorités de concurrence pourraient également avoir à connaître du sujet en cas de plainte déposée à l’encontre de Binance par une entreprise ou personne victime des infractions au droit de la concurrence commises par celle-ci.

Nous allons désormais caractériser lesdites infractions.

II. La caractérisation possible de plusieurs abus de position dominante de l’entreprise Binance

Selon l’article 102 du Traité de Fonctionnement de l’Union Européenne (TFUE), « est incompatible avec le marché intérieur et interdit, dans la mesure où le commerce entre États membres est susceptible d’en être affecté, le fait pour une ou plusieurs entreprises d’exploiter de façon abusive une position dominante sur le marché intérieur ou dans une partie substantielle de celui-ci ».

Dans deux arrêts dits « Hoffmann – La Roche » en date du 13 février 1979 et « AKZO » en date du 3 juillet 1991, la CJCE est venue préciser la notion visée dans cet article, en considérant que « l’exploitation abusive est une notion objective qui vise les comportements d’une entreprise en position dominante qui sont de nature à influencer la structure d’un marché où, à la suite précisément de la présence de l’entreprise en question, le degré de concurrence est déjà affaibli et qui ont pour effet de faire obstacle, par le recours à des moyens différents de ceux qui gouvernent une compétition normale des produits ou services sur la base des prestations des opérateurs économiques, au maintien du degré de concurrence existant encore sur le marché ou au développement de cette concurrence ».

La Commission européenne et la Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE) – anciennement Cour de Justice des Communautés Européennes (CJCE) – ont étendu la notion d’abus à des comportements qui n’ont pas un impact direct sur la structure de la concurrence, mais causent néanmoins un préjudice immédiat aux consommateurs.

L’entreprise Binance étant la première plateforme d’échange de cryptomonnaies, NFTs et autres jetons[1], elle dispose sans conteste d’une position dominante sur ce marché.

Nous verrons d’une part comment Binance a pu commettre un abus de position dominante en accentuant l’effondrement de son concurrent FTX (A), puis en quoi cet abus pourrait être caractérisé comme une pratique de dénigrement au sens de la jurisprudence de la CJUE (B).

A/ L’abus de position dominante ayant accentué l’effondrement de FTX

En exposant publiquement les difficultés rencontrées par son concurrent direct, l’entreprise Binance a potentiellement fait usage d’un moyen de concurrence anormal, en comparaison de ceux qui gouvernent une compétition normale entre les différents acteurs du marché.

En effet, en raison de la notoriété accrue de CZ et de Binance dans l’écosystème des cryptomonnaies[2], l’annonce des difficultés rencontrées par le groupe FTX a eu pour effet de précipiter la chute de celui-ci. Le jeton FTT, dont la valorisation est fortement corrélée à celle des sociétés du groupe FTX, a en effet connu une décote de 80% en l’espace de quelques jours.

Ensuite, en proposant de racheter le groupe FTX afin de l’aider à surmonter les difficultés qu’il rencontre, puis en renonçant par la suite à cette opération, Binance a potentiellement privé l’entreprise cible d’un autre repreneur, qui aurait pu alors se positionner sur le rachat de celle-ci.

Il est certain que vu les annonces de CZ relatives aux due diligences effectuées, il sera désormais encore plus difficile pour FTX de trouver un nouveau repreneur.

En somme, en rendant public le contenu des due diligences, l’entreprise Binance a grevé les chances de FTX de se voir rachetée par un autre investisseur.

De plus, en précipitant la chute de son concurrent, l’entreprise Binance a placé les utilisateurs de la plateforme FTX dans une dramatique situation d’impécuniosité. Cela peut être perçu comme causant un préjudice immédiat aux consommateurs.

Les annonces de Binance ont eu un tel impact en raison de la notoriété dont elle dispose sur le marché des exchanges de jetons numériques.

B/ La caractérisation d’un abus de dénigrement par l’entreprise Binance ? 

Le dénigrement compte parmi les actes pouvant être vus comme abusifs au sens du droit de la concurrence. Cette pratique peut être définie comme le fait de jeter publiquement le discrédit sur une personne, un produit ou un service identifiés[3].

La Cour de Justice de l’Union Européenne (CJUE), dans un arrêt « AstraZeneca » en date du 6 décembre 2012, est venue considérer qu’il n’est pas nécessaire de démontrer que le comportement de l’entreprise en position dominante a eu un effet anticoncurrentiel concret sur le marché concerné pour pouvoir le qualifier d’abusif. Il suffit d’établir que la communication est de nature à avoir un effet dissuasif sur les partenaires commerciaux des concurrents directement ou indirectement visés.

En l’occurrence, en faisant état de « récentes révélations » concernant l’entreprise FTX, mais sans préciser la teneur ni la fiabilité de celles-ci, Binance a précipité la chute de son concurrent, en incitant les utilisateurs de la plateforme FTX à la méfiance, et à retirer les fonds investis sur celle-ci.

Les tweets des 6 et 8 novembre 2022 postés par CZ ont également eu pour conséquence de faire chuter la valeur du jeton FTT, atout crucial de l’entreprise FTX.

Il pourrait donc être retenu que ces communications ont eu un effet dissuasif sur les utilisateurs de la plateforme FTX, qui sont les principaux partenaires commerciaux de celle-ci.

En ce sens, il est possible qu’un abus de dénigrement soit retenu au sens de la jurisprudence de la CJUE et de l’Autorité de la Concurrence.

*          *          *

En conclusion, en raison des faits qui ont été présentés, l’entreprise Binance peut donc être poursuivie par, ou devant :

– Les autorités de concurrence française et européenne, soit l’Autorité de la Concurrence et la Commission Européenne ;

– Les juridictions nationales des États-membres de l’Union Européenne. 

Il semble aujourd’hui nécessaire de sensibiliser les acteurs de la cryptomonnaie sur les éventuels abus de marché découlant de leur communication, dans la mesure où cette dernière peut avoir une réelle influence sur le cours des cryptomonnaies et sur la valeur boursière des entreprises exploitant les différentes plateformes d’échange de jetons numériques. 

Il sera intéressant de surveiller dans les prochains mois les suites qui pourront être données à cette affaire devant les autorités et juridictions susmentionnées.


[1] À la mi-novembre 2022, le site Internet de Binance connaît 15 millions de visites hebdomadaires, soit environ 15 fois plus que ses principaux concurrents Coinbase et Kraken : https://coinmarketcap.com/fr/rankings/exchanges/

[2] Le compte @cz_binance a actuellement 7,5 millions de followers sur Twitter, là où le compte @binance en compte 10 millions.

[3] Autorité de la concurrence, 14 mai 2013, « Plavix ».

Tristan Girard-Gaymard

Tristan Girard-Gaymard

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