Le 13 janvier dernier, Michel Édouard LECLERC a lancé une offre promotionnelle visant à « renforcer le pouvoir d’achat des français » en prononçant le gel du prix de la baguette de pain à 0,29€ dans tous les centres E. LECLERC de France et ce, pour une durée de 6 mois. Si la promotion est bien accueillie par la majorité des consommateurs français, elle a toutefois provoqué la colère des artisans boulangers, lesquels considèrent le comportement du président du comité stratégique des magasins « Leclerc » irresponsable et dénigrant pour la filière. Selon les professionnels du secteur, en appliquant un tel prix, le Groupe LECLERC renvoie une image erronée aux consommateurs du coût global que représente la fabrication d’une baguette de pain.
I. L’offre promotionnelle de Michel-Édouard LECLERC : une pratique anticoncurrentielle ?
Le Groupe LECLERC multiplie régulièrement les offres promotionnelles, notamment en proposant du carburant à prix coûtant aux consommateurs[1]. Cependant, l’offre promotionnelle annoncée pour la baguette de pain est particulièrement décriée par les artisans boulangers, lesquels annoncent qu’ils sont dans l’incapacité de s’aligner sur des prix aussi bas. Finalement, la vente à un tel prix peut-elle être sanctionnée par le droit français ?
1.1 La tolérance du droit français sur la « vente à perte ».
L’offre promotionnelle de la baguette de pain à 0,29€ étonne en raison du prix excessivement bas proposé par Michel-Édouard LECLERC. Certains professionnels du secteur avancent même qu’en pratiquant un tel prix, le Groupe LECLERC « vend à perte » car les coûts de production d’une baguette de pain sont, selon eux[2], supérieurs au prix pratiqué.
Toutefois, le droit français ne sanctionne pas la vente à perte. Seule la « revente à perte » est sanctionnée par le Code de commerce, à l’article L.442-5. Ainsi, « le fait pour tout commerçant, de revendre ou d’annoncer la revente d’un produit en l’état à un prix inférieur à son prix d’achat effectif est puni de 75 000 € d’amende. »
Ainsi, pour que le délit de revente à perte soit constitué, il suppose d’abord que le produit ait été acheté par le commerçant, pour être revendu ensuite en l’état, c’est-à-dire sans avoir fait l’objet d’aucune modification ou transformation du commerçant qui le propose ensuite à la revente.
Appliqué à l’offre promotionnelle sur la baguette de pain, la simple vente à perte n’est donc pas sanctionnée par le droit français. En conséquence, il ne peut être reproché au Groupe LECLERC de vendre son produit « à perte ». Une telle pratique aurait pu être sanctionnée dans l’unique hypothèse selon laquelle les centres E. LECLERC achètent les baguettes de pain à un tiers, à un prix supérieur à 0,29€ pour, ensuite, les revendre en l’état à un prix inférieur au prix d’achat.
Toutefois, la pratique d’une telle promotion pourrait permettre l’application d’une autre disposition du Code de commerce, et constituer un « prix abusivement bas ».
1.2 La sanction de la pratique de prix abusivement bas.
Parmi les différentes pratiques anticoncurrentielles reconnues par le droit français, l’on retrouve, à l’article L.420-5 du Code de commerce, la pratique de prix abusivement bas. Ce dernier prohibe :
« Les offres de prix ou pratiques de prix de vente aux consommateurs abusivement bas par rapport aux coûts de production, de transformation et de commercialisation, dès lors que ces offres ou pratiques ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d’éliminer d’un marché ou d’empêcher d’accéder à un marché une entreprise ou l’un de ses produits. »
À titre d’exemple, la substance de cet article vise, notamment, à sanctionner certaines pratiques commerciales de prix très bas appliqués par les « grandes surfaces », lesquelles ne sont pas répréhensible sur le fondement de la revente à perte car il ne s’agit pas à proprement parler, d’une « revente », mais effectivement de produits fabriqués directement par le distributeur.
L’article sanctionne tout autant la pratique de prix de vente abusivement bas que leur simple offre, si bien que la vente ne doit pas forcément avoir eu lieu pour que la pratique soit sanctionnée au sens des dispositions précitées. Ainsi, appliqué à l’offre promotionnelle lancée par Michel-Édouard LECLERC, le simple fait de lancer la publicité des baguettes de pain à 0,29€ suffit toutefois à faire tomber la pratique dans le champ d’application des dispositions de l’article L.420-5 du Code de commerce.
Également, pour tomber sous le coup de l’article L.420-5 du Code de commerce, la notion de « prix abusivement bas » doit être appréciée par rapport aux prix de revient du vendeur, et non par rapport aux prix pratiqués par les autres concurrents. En conséquence, s’agissant de la politique tarifaire mise en place par Leclerc, il est nécessaire de se renseigner précisément sur le coût de revient (coûts d’achat, de production et de distribution) de la baguette. Si le coût de revient est supérieur à 0,29 €, alors il sera possible de considérer que Leclerc pratique des prix abusivement bas.
Pour être sanctionnée, la mise en œuvre de la pratique doit conduire ou, à tout le moins, être susceptible de conduire à l’éviction ou l’impossibilité pour un entreprise de pénétrer sur un marché. En effet, le Conseil de la concurrence a notamment précisé dans un avis en date du 8 juillet 1997 que « la pratique doit être accompagnée d’indices suffisamment sérieux, probants et concordants d’une volonté de capter la clientèle au détriment du concurrent. » (Cons. Conc. Avis n°97-A-18 du 8 juillet 1997 – repris par décision n°06-D-23 du 21 juillet 2006, pt. 93).
La pratique de l’Autorité de la concurrence démontre que l’effet d’éviction se déduit, entre autres, grâce à la nature du produit sur lequel la pratique est appliquée. S’il s’agit, par exemple, d’un produit d’appel, alors la pratique pourra être considérée comme visant à encourager les consommateurs à acheter d’autres produits auprès du même opérateur économique.
Enfin, un critère de temporalité est également pris en compte par les juridictions, et plus précisément la Cour d’appel de Paris qui a récemment précisé que « seules de telles pratiques (permanentes et étendues), sont susceptibles de faire partie d’une stratégie de détournement de la clientèle d’un concurrent et d’éviction de celui-ci. » (CA Paris, 28 mai 2020 – n°17/22953). En l’occurrence, l’offre promotionnelle a été annoncée pour une durée de 4 à 6 mois. Ainsi, l’offre promotionnelle lancée par Michel-Édouard LECLERC pourrait, dans l’hypothèse où son prix de revient sur la baguette est, après analyse, supérieur à 0,29€, caractériser une pratique de prix abusivement bas. En effet, le produit sélectionné pour l’offre promotionnelle est une baguette de pain, lequel caractérise un produit d’appel, au même titre que le carburant par exemple, car il vise à attirer la clientèle dans l’un des centres, afin qu’elle consomme ensuite d’autres produits au sein du magasin.
En conséquence, la pratique d’un tel prix sur la baguette de pain, pendant une durée de 4 à 6 mois par les centres E.LECLERC, pourrait caractériser une pratique anticoncurrentielle, à savoir une pratique de prix abusivement bas en raison de l’effet d’éviction qu’elle serait susceptible de causer, et dont les boulangers artisans seraient victimes.
II. Quels enjeux indemnitaires pour les victimes de la pratique ?
Le 9 mars 2017, la France a, par la voie d’une ordonnance (ordonnance n° 2017-303 du 9 mars 2017 relative aux actions en dommages et intérêts du fait des pratiques anticoncurrentielles), transposé une directive européenne portant sur les règles régissant les actions en dommages et intérêts en droit national pour les infractions aux dispositions du droit de la concurrence des États membres et de l’Union Européenne (directive 2014/104/UE du Parlement européen et du Conseil du 26 novembre 2014). Ainsi, le droit français confère désormais aux victimes d’une pratique anticoncurrentielle le droit d’exercer une action en dommages et intérêts contre les auteurs d’une telle pratique afin d’obtenir réparation du préjudice subi.
Ainsi, le Code de commerce a intégré différents articles relatifs à la réparation des victimes des pratiques anticoncurrentielles dans son Livre IV, et notamment l’article L.481-1 du Code de commerce, lequel dispose que :
« Toute personne physique ou morale formant une entreprise ou un organisme mentionné à l’article L. 464-2 est responsable du dommage qu’elle a causé du fait de la commission d’une pratique anticoncurrentielledéfinie aux articles L. 420-1, L. 420-2, L. 420-2-1, L. 420-2-2 et L. 420-5 ainsi qu’aux articles 101 et 102 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne »
L’intégration de cet article facilite dès lors l’action en indemnisation sur toutes les composantes de l’action en responsabilité, à savoir : le fait générateur, le préjudice et enfin le lien de causalité.
2.1 Sur le fait générateur
L’article L.481-2 du Code de commerce pose une présomption irréfragable de pratique anticoncurrentielle dès lors que l’Autorité de la concurrence, le cas échéant confirmé par la juridiction de recours, à savoir la Cour d’appel de Paris, a prononcé une décision de sanction et de constatation de la violation du droit de la concurrence. Ainsi, le juge de l’indemnisation sera lié par la décision rendue par l’Autorité de la concurrence prononçant la sanction de la pratique anticoncurrentielle, et sera donc contraint de reconnaitre le fait générateur de l’action en responsabilité.
Dit autrement, toute personne qui se prétend victime d’une pratique anticoncurrentielle peut, dès lors qu’une décision de sanction ne pouvant plus faire l’objet d’aucune voie de recours a été rendue par l’Autorité de la concurrence, s’en prévaloir pour rapporter la preuve du fait générateur de responsabilité de l’opérateur économique à l’origine de la pratique.
2.2 Sur le préjudice
S’agissant du préjudice subi, l’article L.481-3 du Code de commerce facilite la preuve du préjudice en établissant une liste non-exhaustive des différents types de préjudices subis par la victime d’une pratique anticoncurrentielle. On y retrouve notamment la perte liée au surcoût subi par la victime, et causé en raison de la pratique, mais également le préjudice moral subi par celle-ci, ou enfin la perte de chance.
2.3 Sur le lien de causalité
S’agissant enfin du lien de causalité, seul l’article L.481-7 du Code de commerce traite de cette composante, et pose une présomption simple de lien de causalité pour les pratiques d’entente exclusivement. En conséquence, en matière de prix abusivement bas, l’ordonnance de 2017 n’octroie aucune facilité supplémentaire aux victimes d’une telle pratique. La victime qui souhaite obtenir réparation de son préjudice devra donc rapporter la preuve de son éviction résultant de la pratique de prix abusivement bas, et démontrer que le préjudice résulte effectivement de la pratique anticoncurrentielle constatée.
[1] Ouest-France « Carburants à prix coûtant : Leclerc relance son opération pour les fêtes » – 9/12/2021
[2] FranceTV Infos « Baguette à 29 cents : « une insulte à une profession et à un produit » » – 13/01/2022