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Le statut juridique des DAO : d’un objet à un sujet de droit ? 

Publié le 10/20/2022
9 minutes

Une organisation autonome décentralisée, traduite de l’anglais « Decentralized Autonomous Organization » (DAO) désigne une entité dépourvue d’organe de contrôle et dotée de fonds dont elle use selon des règles prédéfinies par un protocole déployé sur une blockchain. Autrement dit, elle se gouverne en fonction de ses propres lois et par une communauté composée d’individus qui poursuivent un objectif similaire. Cette administration collégiale marque une réelle conception horizontale du pouvoir qui demeure partagé à parts égales entre l’ensemble des investisseurs.

L’environnement normatif incertain demeure la principale difficulté à laquelle est confrontée la réflexion juridique relative aux DAO. 

D’une part, les porteurs de projets blockchain et DAO eux-mêmes sont aujourd’hui réticents à l’idée de structurer juridiquement leur création. L’esprit des praticiens est encore aujourd’hui caractérisé par la volonté de respecter la pureté du principe même d’une DAO, à savoir son caractère décentralisé. Décentralisation et structuration seraient ainsi oxymoriques. 

D’autre part, le droit positif de la blockchain a pour ainsi dire paré au plus pressé et s’est principalement intéressé aux utilisations financières des cryptoactifs. Le statut juridique des DAO n’a donc pas (encore) occupé le législateur.

Cependant, l’état du droit pourrait bientôt être modifié. En témoigne la réflexion qu’a récemment menée le député Person. Celui-ci a relevé qu’« il est parfois impossible d’identifier un responsable, qu’il soit personne physique ou personne morale. Pourtant, cette entité n’est pas une coquille vide, elle s’organise et évolue par elle-même. Par conséquent, l’existence de la DAO comme objet doté d’une personnalité juridique devra à terme être reconnue »[1].

Mais alors, pourquoi se poser la question de la structuration et, le cas échéant, de la personnification des DAO ? Comme toujours, le droit émerge du fait, plus exactement d’une question ou d’une difficulté pratique. L’actualité a récemment posé aux juristes plusieurs questions d’importance : une DAO peut-elle par exemple ester en justice, ou bien être assignée ? Une DAO dispose-t-elle de la capacité de contracter ? Est-elle, plus généralement, soumise aux règles du droit objectif ? Qui est responsable de la faute issue de la décision prise par la communauté ? Répondre à ces questions impose d’envisager, à partir d’un cas concret, quelles nécessités pratiques et juridiques fondent la personnification (I). 

Une fois cette réflexion menée, il conviendra d’envisager dans quelles conditions la reconnaissance de la personnalité peut s’opérer (II). 

I. La pertinence d’une personnification 

La personnalité juridique est une technique d’imputation des droits et des devoirs. Elle caractérise l’aptitude à être titulaire actif et passif de droits. D’une DAO simple objet de droit – chose immatérielle créée par ses développeurs – l’on passerait à une DAO sujet de droit, institutionnalisée et personnalisée.

La personnalité, comme toutes les techniques, est finalisée. Elle doit permettre à l’ordre juridique de déployer son effet sur ce qu’il considère comme étant un sujet doté d’une certaine autonomie.

Est-il alors pertinent d’adopter une approche personnaliste en matière de DAO ? La question s’est posée en [CM1] droit américain, lorsqu’une autorité de régulation financière, la Commodity Futures Trading Commission (CFTC), a diligenté en septembre dernier une procédure judiciaire contre la DAO Ooki. 

Ooki DAO est une plate-forme de trading de cryptoactifs offrant des solutions de finance décentralisée. La CFTC reproche principalement à Ooki d’avoir contourné le statut de Futures Commission Merchants, soit l’équivalent américain du Prestataire de services d’investissement. Ce faisant, Ooki aurait violé les règles applicables en matière de lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, que la pratique nomme régulièrement le « Know Your Customer » (KYC). 

Sur ce fondement, la CFTC a d’abord infligé une amende d’un montant de 250 000 $ à la société bZeroX, LLC et ses fondateurs Tom Bean et Kyle Kistner. L’autorité de régulation a ensuite mis en œuvre une procédure judiciaire devant les Tribunaux de Californie contre la DAO Ooki. Elle accuse en effet la DAO Ooki – successeure de la société bZeroX qui exploite le même protocole logiciel que cette dernière – d’avoir violé les mêmes dispositions de droit financier. 

La plainte de la CFTC allègue qu’entre le 1er juin 2019 environ et le 23 août 2021 environ, les défendeurs ont conçu, déployé et commercialisé un protocole logiciel basé sur la blockchain qui acceptait des ordres et facilitait des transactions de marchandises au détail avec marge et effet de levier. Ce service fonctionnait ainsi de manière similaire à une plateforme de négociation. Le protocole bZx était censé offrir aux utilisateurs la possibilité d’effectuer ces transactions dans un environnement décentralisé, c’est-à-dire sans que des intermédiaires tiers ne prennent la garde des actifs des utilisateurs.

Or, le 23 août 2021, bZeroX LLC a transféré le contrôle du protocole bZx à la DAO bZx ensuite rebaptisé DAO Ooki. La DAO Ooki exploite désormais de manière autonome le protocole Ooki (anciennement le protocole bZx) exactement de la même manière que bZeroX et serait donc susceptible de violer la loi de la même manière que bZeroX LLC. En transférant le contrôle du protocole à une DAO, les fondateurs de bZeroX ont fait miroiter aux membres de la communauté de bZeroX que les opérations seraient à l’abri des mesures d’exécution. 

La saisine de la CFTC conclut que la DAO est un groupement non constitué sous forme de personne morale. L’acte introductif d’instance ne vise pas moins la DAO Ooki en tant que défenderesse. La CFTC affirme également que « les actes, omissions et manquements des membres de l’association sans personnalité morale Ooki DAO (c’est-à-dire les détenteurs de jetons Ooki qui ont voté leurs jetons Ooki pour gouverner Ooki DAO, par exemple en dirigeant le fonctionnement du Protocole Ooki), ainsi que ceux des personnes autorisées à travailler pour le compte de Ooki DAO, ont été commis dans le cadre de leur fonction, de leur emploi ou de leur agence auprès de Ooki DAO. Par conséquent, conformément à l’article 2(a)(1)(B) du 7 U.S.C. et à l’article 1.2 du 17 C.F.R., le DAO de Ooki est responsable, en tant que mandant, de chaque acte, omission ou manquement des membres, dirigeants, employés ou agents agissant pour le DAO de Ooki »[2]

La CFTC sollicite la restitution des profits perçus par Ooki, le prononcé de sanctions pécuniaires civiles, des interdictions de négociation et d’enregistrement, et des injonctions de ne pas faire. 

La position de la CFTC évoque immédiatement une thématique classique en droit des groupements, qui est celle du transfert de responsabilité civile et pénale. En l’espèce, l’autorité de régulation considère que le transfert du protocole litigieux à une DAO a emporté transfert à celle-ci des responsabilités civiles et pénales auparavant encourue par la société qui en était détentrice. 

Cela n’a rien d’évident. En droit français, un tel transfert n’est admissible qu’entre deux personnes, dans le cadre d’une fusion par exemple ; et l’on sait que la Cour de cassation s’est récemment mise en conformité avec le droit européen en admettant que la responsabilité pénale d’une société absorbée soit transmise à l’absorbante. 

Plus contestable encore est l’assimilation de la DAO Ooki à un « mandant ». Cette assimilation n’a elle non plus rien d’évident s’agissant d’une structure a priori dénuée de personnalité juridique. Surtout, en écartant cette difficulté, il faudrait probablement considérer la DAO non pas mandante, mais mandataire. Car ce sont probablement les utilisateurs de la DAO qui la mandatent dans un but déterminé. 

Mais laissons un instant de côté ces difficultés pour relever que le raisonnement tenu par l’autorité de régulation révèle la pertinence de la personnification : imputer des obligations tirées du droit financier. La raison d’être de cette reconnaissance de personnalité est également d’éviter une dilution, voire une disparition de toute responsabilité. En effet, le transfert du protocole Ooki, à tout le moins son dessaisissement par les fondateurs, aurait probablement complexifié l’application du droit. Dire que la DAO est une personne fait d’elle un sujet de droit, susceptible de subir une sanction civile (dommages et intérêts) ou bien encore pénale (dissolution, interdiction, amende). En outre, et surtout, le raisonnement de la CFTC évince le mythe d’une décentralisation synonyme de déresponsabilisation. Cette affaire rappelle, si besoin en était, que si les solutions offertes par la blockchain offrent de nouvelles perspectives, elles ne permettent pas un contournement du droit.

Une incohérence surgit néanmoins à la lecture de l’acte introductif d’instance. En l’espèce, la CFTC analyse la DAO Ooki comme une unincorporated association. Or, ce groupement est dépourvu de personnalité juridique en common law. Il se rapproche de la société en participation du droit français, groupement purement contractuel, derrière lequel ses membres ne peuvent pas s’abriter à l’égard des tiers. Un même raisonnement est tenu à propos des indivisions qui, bien qu’étant des groupements, sont dépourvues de personnalité morale, chaque indivisaire étant considéré comme un des propriétaires de la chose indivise. 

Le défaut total de personnalité juridique d’un tel groupement constituerait en droit français un défaut de capacité d’ester en justice au sens de l’article 117 du nouveau code de procédure civile, et affecterait donc les actes de procédure faits au nom de la société en participation d’une irrégularité de fond, justifiant leur annulation.

Le raisonnement de la CFTC a le mérite de contourner la difficulté qui se serait posée à son homologue française, en conférant à la DAO Ooki une sorte de personnalité procédurale, reconnue uniquement pour les besoins de la procédure. L’avenir révèlera si le juge californien franchit un pas supplémentaire sur le fond, en ne reconnaissant pas une responsabilité individuelle de chacun des membres et utilisateurs de la DAO, et en faisant de celle-ci un sujet de responsabilité unique. 

II. La reconnaissance de la personnalité

La réflexion doit désormais envisager la possibilité d’une personnification d’une DAO en droit français et, si celle-ci est impossible, quelles qualifications sont à retenir pour imputer des droits et des obligations à une DAO et à ses membres. 

Il existe plusieurs modes de structuration une DAO afin de lui donner une certaine consistance juridique (cf. le Livre blanc à venir sur les DAO réalisé par le cabinet Bruzzo Dubucq). 

Il est principalement possible de faire porter la DAO par une personne morale dont le régime juridique est déjà connu : une société – société par actions simplifiée ou société coopérative d’intérêt collectif – ou bien encore une association. 

En ce cas, les créateurs de la DAO auront dès l’origine opté pour une solution personnifiant la DAO, en l’abritant au sein d’une personne morale. Ce schéma a l’avantage de la prévisibilité, mais il contredit ce qui constitue l’esprit traditionnel d’une DAO, à savoir son caractère intrinsèquement décentralisé et donc dépersonnalisé. Mais la pureté des principes de la blockchain correspond à ce jour mal à l’ordre juridique actuel. 

Dans une seconde hypothèse, les créateurs d’une DAO pourraient avoir choisi une voie plus informelle. Confronté à une telle situation, le juge pourrait raisonner de deux façons différentes. 

Il pourrait reconnaître la personnalité morale de la DAO. Il se fonderait probablement sur un célèbre arrêt la deuxième chambre civile de la Cour de cassation du 28 janvier 1954 pour leur reconnaître, dans le silence de la loi, la personnalité juridique. Dans cette décision, la Cour déclarait : « la personnalité civile n’est pas une création de la loi ; elle appartient, en principe, à tout groupement pourvu d’une possibilité d’expression collective pour la défense d’intérêts licites dignes, par suite, d’être juridiquement protégés ». Et la Cour de préciser « que si le législateur a le pouvoir, dans un but de haute police, de priver de la personnalité civile telle catégorie déterminée de groupements, il en reconnaît, au contraire, implicitement mais nécessairement l’existence en faveur d’organismes créés par la loi elle-même avec mission de gérer certains intérêts collectifs présentant ainsi le caractère de droits susceptibles d’être déduits en justice ».

Une telle piste serait périlleuse, notamment parce qu’il est difficilement soutenable que le Législateur ait reconnu, même implicitement, l’existence des DAO en droit français. La reconnaissance judiciaire de leur personnalité morale ne pourrait donc pas se réclamer d’une analyse de la volonté implicite du Législateur. 

Plus probable serait donc la piste de la reconnaissance d’un groupement dépersonnalisé, possiblement d’une société en participation.

La société en participation est une société au sens de l’article 1832 du Code civil. Mais à la différence de la société créée de fait, que ses associés n’ont pas voulu créer en tant que société, parce qu’ils ont refusé cette qualification ou n’en ont pas eu conscience, la société en participation est créée par des associés qui savent et acceptent d’être liés par un contrat de société. C’est ce qu’exprime l’article 1871 du Code civil qui prévoit que « les associés peuvent convenir que la société ne sera point immatriculée ». L’on sait par ailleurs qu’en vertu de l’article 1842 du Code civil, l’absence d’immatriculation au registre du commerce et des sociétés a pour conséquence de priver leur société de la personnalité morale. Ce caractère contractuel – par ailleurs inhérent à la DAO – distingue la société en participation de la société créée de fait, qui n’a pas été expressément souhaitée par les contractants, lesquels se sont comportés comme des associés.

Au-delà des règles spécifiquement applicables aux sociétés en participation, la DAO-société est soumise, en vertu de l’article 1871, alinéa 2, du Code civil, à certaines exigences du droit commun des sociétés : respect des éléments constitutifs du contrat de société[3] ; intérêt commun des associés et licéité de l’objet social[4] ; prohibition de l’augmentation des engagements des associés sans leur consentement[5] ; interdiction de faire appel public à l’épargne ou d’émettre des titres négociables[6] ; droit de l’associé de participer aux décisions collectives[7] et prohibition des clauses léonines[8].

Le régime de la société en participation est particulièrement exigeant et peut, à bien des égards, présenter autant de bienfaits que de charges. 

Commençons par rappeler que la DAO-société en participation n’a pas la personnalité morale[9] et n’a donc pas de capacité juridique. Elle ne peut donc, par exemple, ouvrir de compte bancaire[10], pas plus qu’elle ne peut agir en justice. Le bénéfice des procédures de prévention ou de traitement des difficultés lui est également fermé[11], ce sont ses membres qui pourront en bénéficier[12]. Plus généralement, la sanction d’un acte passé par la société en participation serait la nullité absolue pour incapacité de jouissance. En effet, dans une société en participation, « chaque associé contracte en son nom personnel et est seul engagé à l’égard des tiers »[13].

Ceci étant dit, la responsabilité des participants peut être un risque issu de la qualification de la DAO en société en participation. Celle-ci peut être illimitée notamment lorsque les participants ont agi en qualité d’associé au vu et au su des tiers[14]. La solidarité entre participants sera par ailleurs décidée selon la nature civile ou commerciale de la société en participation, déterminée à partir de son objet[15].

Par ailleurs, et quand bien même la DAO-société en participation n’a pas la personnalité morale, les associés doivent se garder de faire un usage personnel des biens apportés à la DAO. À défaut, le délit d’abus de confiance serait constitué[16].

Ce raisonnement ne vaut bien sûr que dès lors que les conditions du contrat de société sont réunies. Mais, à la réflexion, ces conditions ne sont-elles pas présentes au sein de nombreuses DAO : apport, objet, intérêt commun, partage de bénéfices et contribution aux pertes ? 

L’émergence d’un contentieux dans l’ordre juridique français permettra de forger une réponse à cette question. 


[1] P. Person, « Monnaies, banques et finance : vers une nouvelle ère crypto – Un enjeu de souveraineté et de compétitivité économique, financière et monétaire », Rapport personnel, 8 juin 2022)

[2] United States District Court For The Northern District Of California San Francisco Division, Civil action n° 3 :22-cv-5416, september 9th 2022, accessible sur le site : https://www.cftc.gov/PressRoom/PressReleases/8590-22

[3] Art. 1832 du Code civil. 

[4] Art. 1833 du Code civil. 

[5] Art. 1836, al. 2 du Code civil. 

[6] Art. 1841 du Code civil. 

[7] Art. 1844, al. 1er du Code civil. 

[8] Art. 1844-1, al. 2 du Code civil. 

[9] Art. 1871 du Code civil. 

[10] CA Paris, 15ème ch., 4 avril 1997, JurisData n° 1997-600332, statuant à propos d’un compte bancaire, qui avait été ouvert par les participants, sous l’intitulé d’une société en participation. 

[11] J.-C. HALLOUIN, « Les sociétés non immatriculées face au redressement et à la liquidation judiciaires », JCP E, 1989, II, 15416. 

[12] Com., 14 juin 1994, n° 92-16.370. 

[13] Art. 1872-1 al. 1 du Code civil. 

[14] Art. 1872-1 al. 2 du Code civil, l’al. 3 ajoutant l’hypothèse « de l’associé qui, par son immixtion, a laissé croire au cocontractant qu’il entendait s’engager à son égard, ou dont il est prouvé que l’engagement a tourné à son profit ».

[15] Com., 24 septembre 2002, n° 99-10.921. 

[16] Crim., 20 mai 1985, n° 84-92.803 ; Crim., 29 avril 1996, n° 95-85.079. 

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